Kultur

La touche Nicolas Binsfeld

C’est quoi, la touche Nicolas Binsfeld ? C’est quoi cette incroyable légèreté du trait, du pinceau, du couteau, de la spatule, qui nous vient tout droit de la Sambre exposer son insolente et magnifique maîtrise à Luxembourg, dans la galerie Schortgen ? (1) Eh bien, c’est la touche d’un inimitable musicien sur toile qui, né à Wiltz, suit, encore un gamin, sa mère à Charleroi et qui y trouve le terreau propice au développement d’une vocation formulée dans l’Oesling dès sa quatrième année : être peintre ! Et ça lui réussit tellement bien, qu’il y prend racine, à Charleroi, y vit toujours et y travaille dans son atelier. C’est dans cet atelier que je n’ai jamais vu et qui, à en juger de ce qui en surgit, est la forge d’un jaillissement permanent où l’indiscutable savoir-faire artistique le dispute à la créativité, que se crée la poésie de ses compositions sous la féerie de, justement, sa touche.

Le mot « touche », qui me vint d’emblée à l’esprit en apercevant ses toiles, m’évoqua d’abord une toccata ; cependant, la profondeur et la richesse de l’imagerie et de l’exécution binsfeldienne en explosaient le cadre. En effet on rentre plutôt dans cette exposition comme dans une salle de concert où un Serguei Rachmaninov interpréterait lui-même son concerto n° 2 en dessin, images et couleurs. C’est un chatoiement passionné de toiles peintes avec une imagination sans frein et un lyrisme incomparable, canalisés cependant par un fin coup d’oeil, une sobriété rigoureuse et, justement, une touche à la fois passionnée et délicate. Ah, cette touche ! La touche Nicolas Binsfeld...

Pas encore assez clair ? Bien sûr que non ; il en faut bien plus pour situer un tel peintre. Le Piron, le dictionnaire des artistes belges, qualifie Binsfeld de figuratif – vaste concept regroupant à peu près tout ce qui n’est pas abstrait. Et nous voilà gros-jean comme devant. Le Piron précise aussi que, après une « Formation à l’Académie des Beaux-Arts de Charleroi... », il « débute dans un style impressionniste, mais évolue rapidement vers un style qui se rapproche de l’expressionnisme allemand. Sous l’influence de Nicolas de Staël il évolue vers l’abstraction mais pour revenir en 1974 à la figuration avec une période de 1979 à 1984 proche de l’hyperréalisme. Suite à de nombreux séjours en Italie son réalisme devient plus poétique et se teinte d’un certain goût pour la peinture de la Renaissance. Peint des paysages, des portraits et des nus sans abandonner ses recherches sur la figure humaine... »

Premier aperçu, disons, historique, mais encore bien lacunaire. Revenons donc à son extraordinaire peinture. Étrangement – c’est du moins les dires que Carlo Kass attribue à l’artiste dans le TB du 18 septembre – Nicolas Binsfeld se serait orienté sur Nicolas de Staël et Francis Bacon, ou aurait été influencé par eux, au titre que, comme lui, ils auraient peint dans cet immense no man’s land qui s’étend entre figuratif et abstrait. Admettons donc cette influence ; comment savoir aujourd’hui quelle a été la place que l’oeu-vre de ces deux artistes prirent dans l’évolution et le développement de la peinture de Binsfeld. Tout ce que je peux dire, en admiration devant les tableaux de ce dernier, c’est que, non seulement il évolue à des années lumière au-dessus de ces deux supposés prédécesseurs et ne leur ressemble en rien, mais que sa palette est animée d’un souffle d’excellence qui les fait pâlir. Ce n’est que mon avis, bien sûr, mais je pense sincèrement qu’à notre époque Nicolas Binsfeld cherche son pareil.

Ou bien ? Mais alors qui... et où ? Peut-être dans le souffle de Velickovic… ou dans certains Guy Zaug figuratifs ? Peut-être bien, mais imaginez plutôt, amis lecteurs, un Leonardo da Vinci qui aurait titillé l’expressionnisme onirique et reluqué côté abstraction tout en restant lui-même. Vous ne me croyez pas ? C’est pourtant facile à vérifier. Après avoir visité l’exposition Binsfeld chez Schortgen, inscrivez « Leonardo da Vinci » dans votre fenêtre de recherche Internet, choisissez l’option images et vous voilà devant plusieurs centaines de représentations de ses fresques, peintures, croquis et dessins. Promenez-y alors lentement vos yeux tout en permettant à votre esprit d’effectuer librement toutes les superpositions, juxtapositions et fondus enchaînés pouvant y être projetés par le souvenir des tableaux binsfeldiens et vous serez étonnés de la parenté ! Confirmation à suivre si vous avez l’occasion de passer au Louvre, au Clos Lucé ou aux Offices, et cela, non seulement pour ce qui est d’une proximité de style et de forme. Car il y a mieux. La légèreté de la touche (toujours et encore), le velouté du clair-obscur et la finesse du trait sont à mon avis plus subtils que chez le maître toscan. J’aimerais encore ajouter que certains nus de Binsfeld peuvent rappeler, une dose d’onirisme en plus, ceux de Michal Lukasiewicz qui s’inspire, lui, directement des grands maîtres de la renaissance. (2)
Qu’on me permette à présent, avant de conclure, de manifester mon étonnement que Nicolas Binsfeld, quoique natif du Grand-duché, où il a des amis, revient régulièrement et est exposé au Musée d’Histoire et d’Art, qu’il ait donc attendu ses 65 ans pour venir nous présenter son oeuvre. Aurait-il craint le proverbe selon lequel nul n’est prophète en son pays ? Je n’en sais rien, mais je parierais que nos concitoyens apprécieront à sa juste valeur le génie de ce peintre digne de rivaliser avec les plus grands. Et je suis également sûr (clin d’oeil à Lydia Moens, l’égérie de la galerie), que Nicolas Binsfeld n’en restera pas à cette première exposition au Luxembourg et ne saura plus se passer à l’avenir de l’admiration et l’estime d’un public luxembourgeois trop longtemps privé de son art.

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1) Galerie Schortgen Artworks, 24, rue Beaumont (tel. 5464.8744), Luxembourg centre. Exposition Nicolas Binsfeld : mardi à samedi de 10,30 à 12,30 et de 13,30 à 18 h. jusqu’au 14 octobre.

2) Actuellement de retour au Luxembourg, mais à la galerie Schortgen d’Esch/Alzette, 108 rue de l’Alzette. Exposition Michal Lucasiewicz mardi à samedi de 10 à 12 h. et de 14 à 18 h. (sauf Samedi : 14-17,30 h.) jusqu’au 15 octobre. Voir aussi mes précédents articles sur Lucasiewicz dans notre Zeitung du 20.5.2008 et du 26.5.2009, ce dernier article pouvant être également lu en ligne sur www.zlv.lu/spip/spip.php?article690

Giulio-Enrico Pisani