Tunisie. La révolution et après ? (4)
Prémonitions littéraires
Est-ce que la littérature a vu venir la révolution ? Quels signaux la littérature tunisienne a-t-elle donnés qui auraient pu être interprétés comme signes avant-coureurs de la révolution ? Cette question induit que la littérature anticipe sur le réel. Elle serait alors un mode de lecture de l’avenir, de l’histoire puisque l’histoire elle-même ne permet pas de lire l’histoire. Il n’est pas aisé de répondre à ces questions, surtout dans le cas de la Tunisie, pays où les gens étaient plus muselés qu’ailleurs. C’est ainsi que, par exemple, abuser de la couleur noire en peinture était mal vu par le régime qui voulait faire croire que tout était au mieux dans le meilleur des mondes possibles. Pourtant quelque chose sourdait, jusqu’à constituer un phénomène littéraire.
En 2009 paraissent à Paris les mémoires de feu Mohamed Charfi, sous le titre Mon combat pour les lumières (1). L’ouvrage publié à titre posthume est préfacé par Bertrand Delanoë. L’illustre professeur de droit, ancien détenu des geôles de Bourguiba, devenu ministre sous Ben Ali, retrace son itinéraire d’opposant, évoque les années de détention et donne une brillante lecture de la Tunisie de l’époque.
La même année Gilbert Naccache publie en France Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? Itinéraire d’un opposant au régime de Bourguiba 1954-1979 suivi de Récits de prison (2).
En Tunisie, l’écrivain francophone Gilbert Naccache est le père de cette littérature carcérale, avec son roman autobiographique Cristal (3) (ainsi intitulé parce qu’il avait été rédigé sur les paquets de cigarettes Cristal, le papier étant interdit à Borj Erroumi, la plus sinistre des prisons tunisiennes.) Gilbert Naccache a également publie en 2005 Le Ciel est par-dessus le toit (4). Titre qui dit bien la naissance carcérale de l’œuvre.
La même année Fathi Bel Haj Yahia publie en arabe La Prison ment : l’on finit toujours par rentrer (5) et quelques mois plus tard, Mohamed Salah Flis publie un récit savoureux, toujours en arabe, Oncle Hamda Le portefaix.
En 2003, un jeune bloggeur vivant en exil aux Pays-Bas publie un e-livre : Borj Erroumi XL.
En 2009, Ahmed Manaï, un opposant persécuté par Ben Ali, fait paraître Supplice Tunisien, le jardin secret du Général Ben Ali (éditions de la Découverte, préface de Gilles Perrault 1995).
Tous ces récits autobiographiques ont été écrits par d’anciens militants de gauche, des perspectivistes. Bien que les islamistes aient connu la prison de Borj Erroumi, personne d’entre eux n’a écrit sur ce thème, à notre connaissance. Ce n’est qu’après la révolution que Samir Sassi publie Borj Erroumi, les portes de l’enfer (en arabe). Les islamistes, échaudés sous le régime de Ben Ali, n’ont pas pris part à la révolution, ils l’ont rejointe après le 14 janvier.
Le thème central de ces œuvres c’est la prison, et la plus dure de toutes, celle de Borj Erroumi à Bizerte. Cette ancienne prison française était celle de la Légion étrangère.
Lors d’un entretien avec Mohamed Salah Flis, auquel a participé mon collègue le Pr. Habib Maddah, nous avons longuement évoqué ce brusque retour sur les années de détention. A l’époque, il aurait été compromettant de prendre des notes, mais je me souviens que Flis avait expliqué la floraison de cette littérature carcérale par l’âge des perspectivistes. Les militants de la gauche vieillissaient et ils avaient besoin de se retourner en arrière. Ils avaient l’âge où, pour toute valise, on fait ses bilans. Il est vrai que les titres verlainiens de Gilbert Naccache font penser à un épanchement lyrique beaucoup plus qu’à une prise de position politique.
Par ailleurs, cette littérature carcérale semblait s’inscrire dans la tendance des hommes politiques tunisiens à écrire leurs mémoires. Un grand nombre d’anciens ministres ont publié leurs souvenirs, cela va de Tahar Belkhoja, jusqu’à Driss Guigua en passant par l’ouvrage de l’actuel premier ministre Béji Caïd Sebsi : Bourguiba, Le bon grain et l’ivraie publié en 2009 (6).
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1) Editions Zellige, Paris 2009.
2) Editions du Cerf.
3) Editions Salammbô, Tunis 1982, réédité en 2002.
4) Editions du Cerf. Paris. 2005
5) Publié à compte d’auteur. Ouvrage en cours de traduction.
6) Sud Editions. Tunis.
Jalel El Gharbi, Tunis