Les pinceaux magiques de Lilas Blano
ou cancan, années folles et trente glorieuses
En fait, plutôt que de cancan, il faudrait parler de chahut (1), cette danse provocante d’il y a près de deux cents ans, car, assises, debout, ou même à cheval, les femmes de Lilas Blano ont souvent l’air de danser et ce, de façon merveilleusement libératoire. Sûres d’elles, exubérantes, ou méditatives, toujours pétillantes de vie, elles affichent une extraordinaire assurance et affirment fièrement leur féminité délicieusement désuète. L’air de pouvoir être nées n’importe quand au cours des deux derniers siècles, c’est elles qui m’ont inspiré l’anachronisme de l’intitulé de cet article. Il répond dans ma perception à ce style de dessin et de peinture de l’artiste que l’on pourrait qualifier de « rétro » dans un sens très large du terme, c’est à dire « puisant dans la culture du passé ». Il me semble en effet découvrir sur ses toiles comme une continuité harmonieuse entre la pétulance des femmes du peuple autour de 1830, puis, cent ans plus tard leur esprit années folles et enfin leur grand bond libérateur des années 1960, chevelures ébouriffées à la Régine Deforges (2) incluses. Mais je reconnais volontiers qu’il ne s’agit peut-être que d’une impression faussement objective basée sur le déjà connu. Et pourquoi ne pas envisager l’inconnu ? Pourquoi les femmes de Lilas Blano ne seraient-elles pas simplement celles de demain ?
Et les hommes là-dedans ? Oubliez-les, du moins cette fois-ci ! Cette exposition s’appelle en effet « Effleure de femme » (3). Plus fréquents, quoique minoritaires, il y a quelques années, les hommes semblent avoir largement déserté son iconographie, ou être devenus, disons, accessoires. D’autre part, la manière dont Lilas Blano voit et représente ses consoeurs me semble avoir nettement évolué. Ce n’est toutefois pas le cas dans tous les tableaux exposés, et d’aucuns paraissent avoir été peints par l’artiste comme en 2007, lorsque je présentai la première fois ses travaux. Aujourd’hui, à l’occasion de sa troisième exposition à la galerie Schortgen (4), il faut bien lui reconnaître d’avantage de douceur et d’indulgence pour cette gent féminine dont elle peignait naguère avec humour et une certaine ironie l’esprit rebelle.
Jadis plutôt cousine es peinture moqueuse, voire satirique, des Toulouse-Lautrec ou Giovanni Maranghi, d’une Marlis Albrecht et même d’un Vadim Korniloff avec son tragique féminin, elle se rapproche aujourd’hui plutôt de l’amabilité tout à la fois lucide, facétieuse et taquine d’un Roland Schauls. Mais toute comparaison boîte. Schauls n’a, en effet, pas (encore ?) dépassé le statisme expressionniste d’un Joseph Kutter et ses personnages dont la force intérieure reste potentielle et comme refreinée, lorsque l’énergie des héroïnes de Lilas Blano devient cinétique et explose littéralement aux yeux des spectateurs. Lilas Blano dépasse et dynamise leurs expressions et leur gestuelle par le mouvement et dépeint souvent au-delà de leurs intentions et tensions, une pugnacité qui ne se contente pas d’être latente.
Cette force, Lilas Blano l’obtient avant tout par son dessin, ce qui lui fait d’ailleurs dire : « Le dessin est essentiel dans ma vie, il s’impose à moi et je ne peux l’ignorer ». Plus personnel encore et moins proche de Toulouse-Lautrec, donc plus moderne et moins caricatural qu’il y a quelques années, son graphisme n’en marque pas moins la formidable dynamique de son style. Celui-ci se voit ainsi rehaussé et adouci par une riche peinture à l’huile où dominent diverses nuances de vert chartreuse et de vert mousse faisant contrappunto à une large gamme de rouges brique, sang de boeuf et rouille. La combinaison est certes risquée, mais étonnamment réussie. Sa palette est, bien entendu, plus vaste que ça, et valorise ses sujets devant des plans moyens ou arrière-plans (fond) souvent rose chair clair, pêche clair ou coquille d’oeuf, mais aussi bleu acier très clair ou, plus souvent encore, turquoise. Autre particularité : en dépit de certains roux flamboyants ici et là, le chromatisme de ses toiles ne comporte nulle agressivité, aucune dissonance. Moins incisive que son trait, dont elle semble vouloir atténuer le mordant, sa palette reste largement dans le domaine du pastel et apporte tant douceur que densité aussi bien au graphisme très marqué qu’à l’esthétiquement souvent dangereuse acidité des verts chartreuse.
Française d’origine Tcherkesse, Lilas Blano est née en Syrie en 1965 et a fait ses études aux Beaux-arts de Reims. Encore étudiante, elle remporte le premier prix pour la bouteille de Champagne de collection BSN. (5) Sitôt diplômée, elle se consacre à la publicité, où elle réalise de nombreux logos et affiches. En 1991, elle part à Londres, où elle rejoint les studios d’animation Amblimation de Steven Spielberg sur le film Les 4 dinosaures et le cirque magique. Mais c’est à partir de 1993 que l’artiste dévoile pleinement son talent de peintre. Durant 3 années consécutives, elle se consacre à la découverte des secrets de la peinture à l’huile et réalise près de 40 oeuvres marquées d’un style unique. Durant son époque Montpellier, elle peint la vie extérieure de la cité, les allées et venues du quidam : celui qui, comme tout le monde, n’est pas comme les autres. Après un dernier détour par les studios d’animation londoniens Warner Bros pour les films Space Jam en 1996 et Excalibur, l’épée magique en 1997, ainsi qu’en 2000 au Luxembourg pour Tristan et Iseult, elle décide, toujours en 2000 de se consacrer pleinement à son art. Les expositions se suivent dès lors dans toute la France, mais aussi aux USA (Atlanta) et au Luxembourg, où Jean-Paul Schortgen expose ses oeuvres en 2007 rue Beaumont et en 2011 au Parc merveilleux de Bettembourg.
Lilas Blano fait partie de ces artistes inspirés par l’être l’humain tel qu’il est réellement et non tel qu’il essaie de paraître. Elle va à l’essentiel et essaie de le représenter dans son entièreté, tant intérieure qu’extérieure, du moins dans la mesure où elle parvient à l’appréhender. Elle dessine et peint ses personnages sans concessions, mais avec une sorte de connivence, où l’attraction n’empêche pas la caricature, ni l’amour l’humour, ni la passion la lucidité, ni l’admiration la satire. Mais quelles sont les étapes de leur naissance ? Et elle de nous répondre : « Grâce à ma baguette de bois brûlé, je les entrevois. Puis avec des pigments et de l’huile, je les fixe ! » Fascinant !
Giulio-Enrico Pisani
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1) Né vers 1830, le chahut, dont dérive le chahut-cancan, le cancan et le french-cancan (plus édulcoré), était une danse fofolle, proche du branle, dont la gestuelle hardie jusqu’à l’indécence mettait en joie le public populaire. De là dérive aujourd’hui le mot chahut. C’était une forme de protestation provocante contre la raideur pudique et compassée de la nouvelle bourgeoisie. Il faudra attendre le vingtième siècle et ses années « folles » puis soixante/soixante-dix pour approcher une expression aussi joyeuse et provocatrice de l’émancipation féminine.
2) Ou à la « Judit mit dem Haupt Holofernes » de Klimt (1901) ; c’est dire l’éventail temporel !
3) Solécisme passablement barbare, dont on retiendra simplement le verbe « effleurer » et le nom « femme » plutôt que leur alignement.
4) Galerie Schortgen, 24, rue Beaumont, Luxembourg centre (parallèle Grand rue, près du centre Alima). Exposition Lilas Blano mardi à samedi de 10,30 à 12,30 et de 13,30 à 18 h. jusqu’au 7 février.
5) Acronyme de Boussois-Souchon-Neuvesel, groupe verrier puis agro-alimentaire.