Kultur

Éditions Estuaires 99

Paul Mathieu : « Cadastres du babel » & Laurent Fels : « Nielles »

Avec leurs 99 coffrets bibliophiles numérotés(1), comptant chacun deux recueils, l’un d’un poète luxembourgeois et l’un d’un poète d’ailleurs (enfin, aujourd’hui, pas vraiment), les Éditions Estuaires ont de nouveau frappé... un grand coup ? Pas tout à fait, du moins pour ce qui est de Paul Mathieu. Poète, nouvelliste, critique littéraire et chroniqueur, celui-ci n’en est pas aux balbutiements littéraires ni, à fortiori, poétiques. Auteur notamment des recueils de poèmes Les sables du silence, Solens, Les défricheurs de jardins, Amoroso, Bordages, Bab, suivi de Byzance, Marchant de marbre, Ter, Graviers, Le chêne de Goethe, Qui distraira le doute ?, ainsi que d’une dizaine d’autres ouvrages, Paul Mathieu est né à Pétange en 1963, a étudié la philologie romane à Liège et enseigne à l’Athénée Royal d’Athus.

Là-dessus on pourrait presque se dire qu’il n’y a pas photo, et que ses « Cadastres du babel » pourraient venir couronner une longue série de brillantes oeuvres poétiques. Même qu’ils pourraient s’élancer, ces cadastres, au-delà du poétique jusqu’à la poétique tout entière.(2) Eh bien, cette fois – personne n’est toujours égal à lui-même – Mathieu n’a pas su m’amener vers les sommets. Peut-être son titre m’avait-il trop promis, ou peut-être n’ai-je pas été à même de pénétrer ses intentions, déchiffrer ses codes, décoder ses mots et ses phrases ? Peut-être espérais-je, au fil des pages, de fil en aiguille et de babel en babil être amené à arpenter plaisamment, à quadriller la langue, les paroles, le blabla du poète ?

Plaisir mitigé ! La langue ne manque pourtant pas. De « C’est ici que la vie de langue qui défile » à « Langue n’habiterait plus ses petites morts » en passant par « Si langue n’apporte pas de réponses au moins aura-t-elle aidé à construire les questions », c’est le sibyllin et le décousu qui règnent. Ni prose, ni poésie, ni dire, ni lyre, l’Ariane la plus subtile y perd son fil... et moi donc ! Ai-je dit sibyllin ? Oui, mais à quoi bon ? Encore faut-il savoir l’entendre, l’oracle. Cumes est loin et ce n’est pas mon cas. Ici et là cependant quelques fenêtres s’éclairent, notamment aux pages 26 et 27 : « Le bâillon ? Qu’on l’ôte vite et qu’on laisse parler Déjà si peu écoutent... » et « Par-là entre les carreaux de l’indifférence on reprendra le dur métier de poète... » et enfin « La lame de langue vient du fond Elle remonte dans la gorge pour s’installer dans l’intangible... ». Poésie ? Ne s’agit-il pas plutôt d’aphorismes ? Qu’y a-t-il de commun, Paul, entre ces philosophèmes et tes poèmes d’antan, aériens comme « Dans la nacelle du temps balancée / à la fête foraine des fins de saisons / tu buissonnes silencieuse / au baiser éteint des ruelles // Pas à l’école fillette d’orage / à l’avenue aux affiches blanches / - premières limonades / et talus des promenades ».(3)

Faut-il définitivement te prendre au mot quand tu écris aujourd’hui, page 43 – je citerais bien toute la page, cruelle, mais je me contenterai de cette phrase où tu te consternes : « Arrêter d’être poète Arrêter de se vouloir poète puisque la poésie ne se rend pas... » ? J’espère bien que non. Il est vrai que la rivière peut devenir un temps ruisseau. Attends Paul ; ne force rien ; ne jette pas l’éponge ; après la saison des pluies les sources renaissent.
*
Quand à Laurent Fels, notre second poète, guère n’est besoin de vous le présenter, amis lecteurs. Ses textes et poèmes m’ont mis en joie déjà au moins à cinq reprises, joie que je me suis empressé de vous faire partager dans notre bonne vieille Zeitung. Je pense à Comme un sourire, Intermittences, Sous l’égide du bleu(4), La dernière tombe restera ouverte, Ourganos et j’en passe. Qui peut-il prétendre connaître aujourd’hui la poésie luxembourgeoise d’expression française, s’il n’a pas lu Kolz, Ensch, Schlechter, Portante, Hemmen, ou Fels, le plus jeune et, sans doute le plus prometteur de nos poètes ? Tout cela est bien beau, direz-vous. Mais qu’en est-il de son « Nielles », ce recueil qu’il vient d’écrire en l’honneur et à la mémoire de José Ensch ?(5)
Véritable élégie anamnésique dépouillée de tout lyrisme, ce bouquet de poèmes évoque en mots clés savamment distillés la présence sempervirente et le souvenir de cette dame de poésie, dont la modestie et la discrétion innées dénient au poète tueur d’oubli ne fût-ce qu’un embryon de dithyrambe. Défi gagné. Sobre jusqu’au dépouillement, minimaliste au point de penser que l’encre pourrait lui venir à manquer, l’auteur de « Nielles » nous livre plein d’incrustations précieuses sur un travail de ciselure verbale dont tout excès ou gaspillage sont bannis.
Fi des textes pléthoriques, des effets de style, des redondances et autres effets gratuits ! Mais n’allez pas penser pour autant que la beauté du vers et la joliesse du poème s’effacent devant le code ! Non, car déjà au premier degré l’agrément est certain ; soit, quelque peu cachectique, mais intense et élégant. Voyez : « pierre d’argile / dans le vide // des sables / tu dis // l’absence / du soir // resté désert », que vous pourriez (c’est ce que j’ai fait – excuse-moi Laurent !) également lire : « pierre d’argile // dans le vide des sables // tu dis l’absence du soir / resté désert ».

José Ensch, à la fois maîtresse, égérie et muse de tant de jeunes poètes, on la retrouve dans chaque mot de Laurent Fels, dans ses sous-entendus et même dans le jardin de la poétesse, à tout bout de phrase... Je pense notamment à « Ailleurs... c’est certain », au sable dans l’urne, à l’évocation felsienne « devant / l’étincelle // éteinte / que restera-t-il // du souffle / suivre // le chemin... » et à cette « ... prédelle / du tableau / inachevé... », ainsi qu’à ces vers, où Laurent hypothétise tristement : « j’aurais / cru // à l’exérèse / de la // première lettre d’un prénom... », ce qui était, ma foi « osé », voire « osée » lorsque José ne se priva que de la dernière... un féminin ; va savoir ?

Que l’on me permette de paraphraser en guise de conclusion ces quelques mots de Laurent Fels pris de « La dernière tombe restera ouverte », recueil (ou chant) écrit longtemps avant que la poétesse choisisse (ou accepte) la liberté : « Dans les catacombes du temps... des poètes, José, ta tombe ne se refermera jamais ». Et pourquoi ne paraphraserais pas aussi les trois derniers vers d’un de mes propres poèmes et ferais ainsi choeur à Laurent Fels : « ... quand seul deux lilas par l’automne meurtris / restent dans le jardin dont tu t’es enfuie : / leur ombre et dans votre ombre l’ombre de ton chant ».

***
1) Les 2 livres en 1 coffret bibliophile à offrir, s’offrir ou se faire offrir, est disponible dans les bonnes librairies ou à commander aux Éditions ESTUAIRES, moyennant 45,- Euro à verser au CCPL IBAN LU90 1111 0047 4589 0000 de René Welter, L-3447 Dudelange.
2) Si l’adjectif « poétique » signifie ce qui a trait à la poésie, ou est plein de poésie, « la poétique » désigne la théorie de la création littéraire et l’ensemble des principes littéraires commandant l’écriture et la composition d’une oeuvre ou impliquées par elle.
3) Extrait du recueil « Marchant de marbre », Éditions L’Arbre à Paroles, 2003.
4) Souvenez-vous ! « Sous l’égide du bleu » est un essai sur l’oeuvre d’Elisa Huttin, « Ourganos » d’avantage un chant qu’un recueil à proprement parler, les trois autres des recueils de poèmes. Voir aussi mes articles des 25.4.06, 19.6.07, 13.12.07, 21.12.07 et 3.9.08 dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek.
5) Sur José Ensch, qui nous a quittés le 4.2.08, lire notamment dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek mes articles des 24.5.06 et 5.6.08.

Giulio-Enrico Pisani