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Bêtes et méchants, les pauvres ?

N’est-ce pas ainsi que les voient bien des riches, dès que les pauvres ne se comportent pas en « braves petits » soumis à toutes leurs volontés ? Exact, mais autant vous le dire d’emblée, amis lecteurs, il m’est parfois difficile de ne pas partager l’avis de ces riches, mais pour de toutes autres raisons, bien sûr. Je m’en expliquerai ici en poursuivant dans la ligne de mon article « La révolution se fait au présent et non dans le bon vieux temps » publié dans ces colonnes le 19.2.2013, que vous pourrez d’ailleurs lire ou relire dans les archives de notre bonne vieille Zeitung sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article8999. Disons, que ce j’écris aujourd’hui en est en quelque sorte la dramatique conclusion. En effet, à l’exception de quelques pays, où les déshérités, les gens à petits revenus et les classes moyennes modestes ont pris leur destin en main, l’humanité me semble de plus en plus constituée par des milliards de moutons résignés à se faire tondre par quelques millions de rapaces. Ces déshérités, ces gens à petits revenus et ces classes moyennes modestes, que nous appellerons ici « les pauvres » ont su parfois, il est vrai, faire valoir la force du nombre et la pugnacité des justes causes. Et même s’ils n’ont pas encore surmonté leur pauvreté, au moins ne doivent-ils plus lécher les restes tombés de la table des grands capitalistes pour avoir le droit de survivre. Ils surent alors retrouver leur fierté et ne plus être des pauvres. Ils restent, hélas, de trop rares exceptions.

Les pauvres d’aujourd’hui, mais surtout ceux de demain, sont et seront, bien sûr, les smicards, les rmistes, les chômeurs, les bénéficiaires de retraites de misère, les débrouillards au jour le jour, de plus en plus nombreux de par le monde et aussi dans les pays riches, où l’écart entre les grands capitalistes et les autres s’accroît constamment. Mais ce sont aussi ceux qui ne se reconnaissent pas comme tels. Ce sont ceux qui s’en tirent tant bien que mal et qui, soit se vautrent dans un fatalisme résigné, soit pensent parvenir à tirer leur épingle du jeu grâce à quelque faveur divine, patronale ou autre jeu de loto. Si les premiers sont toujours prêts à se laisser tondre ou à se laisser conduire à l’abattoir, les seconds espèrent s’en tirer par un coup de chance ou même en participant à la tonte des autres en tant que profiteur de misère ou sous-sous-aide à l’exploitation.

Ce sont ces deux catégories là, qui constituent la grande majorité des pauvres. De là à appeler les premiers « ces cons de pauvres » et les seconds, comme Jean Gabin dans la Traversée de Paris « ces salauds de pauvres », le pas est vite franchi. Ces expressions – et surtout la deuxième d’entre elles – vous choquent-elles, amis lecteurs ? Bien sûr, et le professeur de philo Emmanuel Mousset explique fort bien ce sentiment : « Salauds de pauvres ! » Vous vous souvenez de cette apostrophe de Jean Gabin dans le film de Claude Autant-Lara, « La Traversée de Paris », d’après une nouvelle de Marcel Aymé. Cette formule nous est restée pour son scandale : un pauvre, parce qu’il est pauvre, ne doit pas être traité de salaud. Le riche, c’est différent : il est puissant, détient des responsabilités, l’argent peut le corrompre... La « saloperie » est plus de son côté que de celui du pauvre. Notre culture chrétienne et humaniste accepte difficilement qu’on insulte celui-ci. » Exact, c’est mal accepté et mal vu, mais cette pudeur n’est en fait qu’un comble d’hypocrisie, cette même hypocrisie chrétienne qui dit aux « gentils pauvres » : ne bougez pas ! Vous êtes bien comme vous êtes. Soyez fiers de vos beaux visages ravinés, de vos vertèbres esquintées par de lourdes charges, de ces mains torturées par le dur labeur, de ce regard noble, marqué par le glaucome, ou pire. Ah la jolie photo culturelle pour notre galerie folklorique !

Les riches ont toujours su cultiver le folklore fourni par les pauvres pour les encourager à le rester, comme les curés à leur botte les rassurent avec leur « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ». Mais en réalité, les pauvres savent être tout aussi méchants que les riches, tout en n’ayant ni leurs ambitions, ni leur malignité. Aussi, pour en revenir à « La Traversée de Paris », je retiens surtout l’explication de l’écrivain Marc Ravand : « Dans le contexte « original », ce juste « courroux » s’adresse à tous les salauds miteux qui font le « jeu » de la misère et cherchent en toute circonstance à exploiter plus misérable qu’eux... ». Car il est bien là, le problème. Même parmi les plus misérables d’entre eux, comme les détenus dans les camps d’extermination nazis, il y avait des kapos qui surveillaient et chicanaient leurs codétenus afin d’échapper à l’extermination. Cas extrême, bien sûr ! Mais a-t-on déjà vu des smicards du commerce en ligne manifester pour sauver la mise à des caissières de supermarché ? A-t-on déjà vu des salariés descendre en masse dans la rue pour défendre les intérêts de chômeurs, état qui les guette pourtant de plus en plus souvent ? Mais ce qui est encore pire, c’est cette sous-enchère salariale qui permet aux capitalistes de toujours trouver en temps de crise des travailleurs disposés à se désolidariser de leurs confrères et à travailler pour un salaire inférieur. Voilà qui est le sommet de l’égoïsme, de l’individualisme et du manque de solidarité entre les pauvres qui, ce faisant, méritent, du moins collectivement, l’attribut de « salauds de pauvres ! » que leur lance Grandgil, l’artiste peintre incarné par Gabin dans La Traversée de Paris !

Quand commencera-t-on à regarder la vérité en face et à cesser de béatifier et de victimiser les pauvres ? Quand ceux-ci cesseront-ils enfin de se plaindre et de se victimiser eux-mêmes ; quand cesseront-ils leurs pleurnicheries impuissantes, leur vouloir s’en sortir à coup de combines médiocres, leur manière de baver devant la réussite de ceux qui ont pris leur vie en main ? Quand renonceront-ils à ramper aux pieds des puissants tout en leur souhaitant le pire, à défendre chacun pour soi ou par groupuscules dans des manifs sans effet leurs petits intérêts particuliers et corporatistes ? Quand abandonneront-ils leur résignation ruminante ou leurs médiocres astuces de survie pour enfin réclamer tous en bloc leur dû, leur part légitime à la constitution, à la plus-value et à l’accumulation du capital ? (1) Quand refuseront-ils d’être les dindons de la farce et des « cons de pauvres », ou des rats d’égout et des « salauds de pauvres », pour devenir des êtres humains à part entière, qui refusent de se faire confisquer le progrès, la démocratie et la révolution par ces battants de tous les jours que sont la plupart des capitalistes ? Quand cesseront-ils de quémander ou de chaparder au lieu d’exiger ? Quand voteront-ils enfin en masse communiste, c’est à dire authentiquement socialiste (2), récupérant par là leur dignité, au lieu de s’abstenir, d’aller soutenir les beaux parleurs sociaux-démocrates de la scène politique dominante ou les néofascistes qui, en dépit de leur populisme, ne défendent que les intérêts des riches ?

En attendant – au niveau mondial ce n’est certes qu’un sourire, et tout est loin d’y être réussi, mais ça réchauffe le coeur –, au Venezuela, depuis trois lustres, les pauvres ont appris relever la tête. Dans leur ultra grande majorité les classes modestes et les pauvres y ont décidé de ne plus être ni bêtes, ni méchants, mais des citoyens réconciliés avec eux-mêmes et avec la politique. Décision réfléchie, puisque leur choix de marcher ensemble vers le socialisme n’a nullement été un coup de tête ou un enthousiasme momentané. Cela fait quinze ans qu’ils soutiennent sans faiblir, en dépit de tous les efforts des sociaux-démocrates et des libéraux, d’abord le MVR, Movimiento Quinta República de Chavez, puis son Parti Socialiste Unifié du Venezuela et ses alliés communistes. Voici les chiffres, qui parlent d’eux-mêmes : Chavez est élu le 6.12.1998 avec 56.20 % des voix, le 30.7.2000 avec 59.76 %, le 3.12.2006 avec 62.84 % et le 7.10.2012 avec 55.07 %. Difficile de parler d’engouement passager. Il ne nous reste plus qu’à espérer que les Vénézuéliens sauront maintenir le cap qu’ils ont choisi et en déjouer les chausses-trappes… car il y a encore beaucoup, beaucoup à faire. Adios Comandante ! Viva el pueblo venezolano !

Giulio-Enrico Pisani

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1) Les capitalistes exploitent les travailleurs en ne leur payant pas la totalité de la valeur qu’ils produisent par leur travail. Cette partie non versée est accaparée par le capitaliste en sa qualité de propriétaire des moyens de production. C’est donc grâce à ce « surtravail » que les capitalistes obtiennent un profit, qui leur permet d’accumuler du capital. Dans ce sens, « les moyens de production matériels (machines etc.) ne sont pas par nature du capital, ils ne le deviennent que lorsqu’ils sont mis en oeuvre par des travailleurs salariés et qu’ils permettent de dégager de la plus-value » et donc du profit. Par conséquent, au lieu d’être une chose, le capital est un rapport social entre les personnes. Ce rapport social correspond à l’exploitation capitaliste. (Karl Marx, cité dans Wikipedia sub Capital)

2) Rappelons qu’en Europe, où même certains partis se disant communistes ont adopté le credo social-démocrate des petits arrangements avec le libéralisme sauvage, il n’y a plus de partis autoproclamés socialistes qui le soient réellement.