Kultur07. April 2021

Robert Viola au Kirchberg :

Un siècle de Luxembourg

de Giulio-Enrico Pisani

Surtout un siècle Minette dans toute la puissance de ses haut-fourneaux, ses convertisseurs, laminoirs, ponts, passerelles, machines, énormes monstres mécaniques avec leurs tonitruants bangs, boums, cracs, chocs, explosions, gerbes de feu, éruptions, coulées incandescentes et j’en passe! C’est l’histoire de ma vie, de votre vie qui me gicle des doigts sur la page blanche pour vous parler de cette expo. Magique série de tableaux, de vues dantesques qui défile aujourd’hui devant nos yeux au Kirchberg, à la Chambre de commerce, d’aucunes allant jusqu’à nous crier «Lasciate ogni speranza voi ch’entrate», comme le vit Dante au seuil de son enfer! Et pourtant, cet «enfer», qui en fut souvent un pour maints de vos aïeuls qui apportèrent richesse et importance au pays et à sa bourgeoisie au cours d’un siècle d’Europe tourmentée, fut aussi une mère nourricière pour quatre générations de travailleurs de tous bords, ainsi qu’à leurs familles.

C’est un petit univers dans toute sa grandeur, ses installations, ses constructions, ses géants mécaniques de production d’acier, de fonte, de laminage, levage, transport et autres, que nous offre Robert Viola avant que ne les dévore pour toujours l’oubli. Il nous les fait revivre, tels que nous les avons vus à l’oeuvre, utilisés, accompagnés, guidés, subis, détestés, supportés, aimés, puis, un jour, vus commencer à disparaître, livrés à la casse, s’évanouir peu à peu, devenir mémoire, notre mémoire, durant le dernier quart du siècle passé. Et bien passé, oui, et même, hélas, dans pas longtemps, pour les yeux de la mémoire, car s’il y a de bons livres pour nous le rappeler, les images ne nous survivraient que dans des photos au fond des bibliothèques et archives, sans des peintres du patrimoine comme Robert Viola. Les constructions et mécaniques puissamment représentées sur ses tableaux fumants de présence, rappelleront encore à vos arrière-petits-enfants et à leurs descendants les lieux où s’échinèrent leurs ancêtres en forgeant tout au long du 20ème siècle la prospérité du pays.

Voilà qui fait de cette riche Rétrospective1995-2015 organisée par la Galerie Schortgen et visible jusqu’au 5 juin 2021 dans l’espace «Art Cube» du Centre de conférences de la Chambre de Commerce, 7 rue Alcide de Gasperi, au Kirchberg, un évènement rare; un fragment d’immortalité! D’immortalité? Enfin, du moins à l’échelle humaine. Et humaine elle l’est, profondément, l’exposition de Robert Viola, cet enfant de notre sud, grand artiste s’il en est sous le soleil poussiéreux de ce bassin minier qui fut plus de cent ans durant la mamelle du Grand-duché. Des œuvres comme celles de ses séries «Temple» ou «Giant», pour ne citer qu’elles, en sont les impressionnants témoins. Aussi, ai-je été particulièrement fasciné par des tableaux comme «absolute temple», «modern temple», «Giant», ou «Monsters», certains titres désignant différents tableaux, sujets, formats et mises en scène. C’est captivant.

Notez, ce n’est pas la première fois que je vous parle de Robert. En 2016 il exposait à la galerie Schortgen un merveilleux chant à la gloire de la nature, tout en pleurant sa destruction, après avoir traité 4 années plus tôt, à la galerie l’Indépendance (BIL), route d’Esch, l’agonie industrielle de la Minette. Et je citai à l’époque («Zeitung» du 7 juin 2012) l’émouvante présentation de François Pauly, qui présentait dans son introduction au catalogue de l’exposition aussi bien l’homme et l’artiste que la dramaturgie du sujet de manière très sentie. Voilà: «Témoin d'un monde qui change, historien d'une modernité éphémère, penseur de la place de l'Homme moderne dans un environnement marqué tant par le développement que par le déclin économique, Robert Viola dresse à travers ses œuvres un état des lieux de la société contemporaine. Tour à tour spectateur impuissant du déclin de la sidérurgie du bassin SaarLorLux, de la désindustrialisation de notre continent, de la paupérisation de nos cités ou des mutations énergétiques à venir, Robert Viola nous interroge (...) sur notre avenir collectif et celui de notre planète...».

Voyageur et citoyen de cette planète au plein sens du terme Robert n’en est pas moins un authentique fils du Bassin minier, un Minettsdapp. Il voit le jour Villerupt en 1966, vit à Audun-le-Tiche, étudie à l’Académie des Beaux-arts d’Arlon et s’établit ensuite à Wormeldange. «Encore et toujours un frontalier (...) dans les deux sens...», me confia-t-il lorsque je préparais ma présentation de 2012, au thème si proche de la présente rétrospective. Mais il ne m’a certes pas attendu pour se faire connaître. Depuis 1995, il a exposé individuellement une vingtaine de fois dans notre Grande Région, tout comme à Aix-en-Provence, à Bruges, à Knocke, ou Anvers et a participé à plus de cent cinquante expositions collectives. De plus il a été distingué par de très nombreux prix, dont le Prix du jury à la XVIIIe Biennale des jeunes d'Esch-sur-Alzette en 1997. Ceci dit pour votre simple information, car il m’avait également confié à l’époque, que ce n’était pas dans les lieux d’expo les plus prestigieux qu’il avait rencontré le plus de chaleur et d’enthousiasme, mais dans des sites populaires de la Minette, comme à Lasauvage, où l’affluence fut considérable.

Le message que Robert Viola nous transmet aujourd’hui avec ses oeuvres aussi suggestives qu’émouvantes, notamment sur notre passé proche, notre mémoire, le souvenir de notre travail, de celui de nos parents, grands-parents et ancêtres, mais aussi sur la destruction de notre patrimoine industriel, ce message donc, je le reçus en 2012. Déjà alors, retraité depuis une douzaine d’années et mes souvenirs des usines eschoises encore bien plus loin derrière moi, je le reçus comme une main tendue par-dessus le passé, mon passé, ce rappel en 2012 à la galerie l’Indépendance. Ce fut tout-à-fait par hasard, en me promenant vers Hollerich (la BIL n’invitait aux vernissages que ses détenteurs de compte(s), que je découvris l’expo de Robert et pus saisir la première page de son message, «Les sanctuaires de la prospérité», en quelque sorte prémisse de la présente rétrospective. Poignante évocation!

Peints généralement à l’huile et à l’acrylique en couleurs très sobres, tendant vers la monochromie et tout en nuances sur des substrats photo, ses tableaux sont comme surtitrés de caractères, estampilles, écritures ou autres signes, parfois clairs, ailleurs chargés de mystère. Robert Viola prend ces photos lui-même partout où il peut se rendre, ou bien travaille sur des emprunts d’Internet, quand le sujet le mène dans des contrées trop lointaines. Techniquement maîtrisées et témoignant d’un talent scénographique extraordinaire, elles contribuent largement au cachet unique de ses mises en scène picturales. Et je n’exagère en rien, car je n’aborde ici qu’un seul aspect du savoir-faire et de l’esthétique subtile de cet exceptionnel artiste, qui, tout à la fois photographe, peintre, affichiste, graphiste et collagiste, parvient à infuser à ses créations une dynamique rare.

En effet, l’apparente immobilité du genre n’ôte rien à leur puissante dynamique évocatoire. À la différence du réalisateur d’oeuvres d’art dans le cinéma, le théâtre ou le ballet, le peintre n’impose pas de récit préconçu autour d’un sujet donné: il ne fait que l’évoquer, le suggérer au spectateur. C’est à celui-ci de pénétrer l’histoire dépeinte – parfois sa propre histoire – en visitant ces scènes qui ne s’enfuient pas comme celles d’un film, mais qu’il peut, au cours de cette rencontre, prendre tout son le temps d’intégrer à son esprit. C’est d’ailleurs bien ce que fit l’historienne d’art et critique Nathalie Becker, en écrivant lors de cette expo Viola 2012: «Le fantomatique et le spectral, impressions récurrentes éprouvées devant les oeuvres de Robert Viola, sont ici tangibles et résonnent comme un Memento mori...»? (Souviens-toi que tu es mortel), à quoi j’ajouterai, pour ma part: oui, souviens-toi, mais entretemps, profite de la vie et aime ce qui est beau...

Afin de visiter l’exposition, veuillez contacter la Galerie Schortgen –
Tel 26 20 15 10, ou e-mail galerie@schortgen.lu
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