Tunisie. La révolution et après ? (1)
Printemps arabe ?
Si on demandait aux Tunisiens quel serait leur vœu le plus cher, aujourd’hui, il y aurait deux réponses : que le printemps arabe ne soit que tunisien ou alors, ce qui revient quasiment au même, qu’il n’y ait pas de printemps arabe en Tunisie.
A la nouvelle identité wahabite, les Tunisiens semblent opposer un retour aux sources dont la figure la plus emblématique pourrait être le président Bourguiba, l’université Zeitouna, les réalisations de la femme tunisienne, les grands textes d’Ibn Khaldoun à Ibn Achour. Tout un foisonnement culturel mettant en première ligne la spécificité tunisienne, maghrébine.
Quelque chose a eu lieu qui a crée une désaffection totale en Tunisie pour le printemps arabe, dont on a très vite compris qu’il n’avait rien de printanier, ni d’arabe. En Tunisie les démocrates semblent se battre pour une exception tunisienne.
Reprenons dès le début. Ce qui est souvent donné comme le point de départ de la révolution tunisienne ne l’est pas, la révolution tunisienne n’a pas commencé le 17 décembre 2010. Le 17 décembre 2010, date souvent donnée comme celle du début de la révolution, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid. Il devient tout de suite un martyr dans un contexte où la religion considère le suicide comme un péché au même titre que le meurtre : l’immolation échappe à la condamnation par son caractère insoutenable, extrême. Le suicidé échappe à la condamnation en s’attribuant lui-même le châtiment qui lui est réservé, l’enfer. Il convoque l’enfer sur terre et en inflige le spectacle à ceux contre qui il proteste. (Il y a eu d’autres suicides aussi spectaculaires, un jeune qui s’est électrocuté en touchant les lignes électriques de haute tension, un autre qui s’est fait couper la tête par un train sous le regard des passants ; mais c’est l’immolation par le feu qui a été la plus pratiquée). Il faut reconnaître une part de manipulation dans l’affaire du suicide de Bouazizi : on a dit qu’il était diplômé du supérieur, il ne l’était pas, on dit qu’une agent municipale l’avait giflé, c’était faux c’est lui qui lui avait tenu des propos misogynes. Une icône révolutionnaire a été fabriquée. Mais très vite on commence à se douter d’une certaine machination.
Bouazizi n’est pas le premier à s’être immolé par le feu en Tunisie.
Le 20 novembre 2010 un jeune homme, Chems eddine El hanni, s’immole par le feu à Metlaoui ; le 3 mars 2010 un autre, Abdessalem Trimeche, se suicide à Monastir toujours par immolation.
On s’accorde par ailleurs à dire que la révolution a commencé à Sidi Bouzid ; peut-être, mais elle a été précédée par d’autres événements importants. Dès 2008 des troubles avaient commencé dans la région du bassin minier, c’est-à-dire dans la région de Gafsa, région où se concentrent les richesses minières du pays, la misère sociale et une longue tradition syndicale. D’autres événements ont eu lieu à la frontière avec la Libye, qui ont violemment opposé les jeunes de Ben Guerdane aux forces de l’ordre.
C’est sans doute l’histoire qui nous a empêché de voir son mouvement ; connaître l’histoire ne permet pas d’en comprendre le mouvement, bien au contraire. Premier exemple, nous savions que nous vivions une fin de règne, mais en pensant à ce que fut celle de Bourguiba tout le monde semblait être convaincu que cette fin de règne pouvait s’éterniser et durer 20 ans encore. La littérature aurait dû nous alerter. Depuis 2009, le pays a connu un foisonnement de publications relatant l’expérience carcérale des militants de gauche dans les années 1970, on a pu penser à un besoin de rétrospection d’une génération qui a dépassé les 60 ans. Ce qu’il fallait voir dans cette littérature carcérale, c’est surtout sa valeur parabolique qui pourrait être résumée en une phrase, « la Tunisie est une prison », dont l’évasion ne peut survenir que de manière inopinée. Mais même si la littérature peut prédire l’histoire et anticiper sur son mouvement, elle le fait de manière hermétique.
Pour revenir à l’arabité du printemps, il y a un peu moins de 20 ans, une question a été débattue dans le monde arabe : faut-il accepter l’aide étrangère pour en finir avec les dictatures qui semblaient installées au pouvoir jusqu’à la fin du monde ? La réponse fut l’intervention américaine en Irak et le désastre qu’elle continue d’être. Les USA n’ont pas pour autant renoncé à intervenir dans les affaires de la région. Il faut dire que la corruption en Tunisie a atteint des degrés intolérables. Et personne n’était prêt à s’offusquer d’une ingérence étrangère. Deux pays auraient pu le faire : la France, les USA. Je pense que ce n’était pas une erreur de calcul de la part de l’ambassadeur de France Pierre Ménat ni même de MAM. Je pense que la France n’a pas pu jouer de rôle en Tunisie pour deux raisons : la diplomatie française est ligotée concernant les affaires tunisiennes parce qu’il y a le poids de l’histoire et qu’il y a erreur sur l’image que l’on se fait de la Tunisie. Il semble que les chancelleries, y compris celle de la France, soient enclines à penser que le pays n’est pas prêt pour la démocratie pour des raisons culturelles.
En Tunisie, tout le monde savait que le régime de Ben Ali tenait grâce à l’appui occidental c’est-à-dire essentiellement la France et les USA. Or depuis quelques années, on murmurait à Tunis que le gouvernement US tolérait de moins en moins les abus du clan Ben Ali. L’ambassade recevait les membres de l’opposition et l’ambassadeur incitait même les étudiants à ne plus se taire.
Nous savions par ailleurs que des associations américaines étaient actives en Tunisie, que des bloggeurs tunisiens avaient été accueillis aux Etats-Unis. C’est là que la connaissance de l’histoire peut desservir : dès les années 1940 les USA nous ont soutenus dans la lutte pour l’indépendance ; le 8 février 1958 ce sont les USA qui se rangent du côté de la Tunisie lors du bombardement de Sakiet Sidi Youssef ; ils soutiendront la Tunisie en juillet en 1961 lors de la Bataille de Bizerte ; ils apporteront leur aide économique au pays : d’abord une aide alimentaire lorsque le pays était au bord de la famine puis une aide technologique qui continue jusqu’à ce jour dans les domaines de pointe. Comme la position officielle de la France était de soutenir Ben Ali, la contestation prenait une allure de libération nationale, d’indépendance. L’hymne national, le drapeau national étaient des emblèmes de la révolution. On pouvait donc facilement se tromper et penser que les USA nous aidaient à accéder à la démocratie. Mais il est vrai que nous vivons une époque où le plus petit agent des Renseignements Généraux en sait plus long sur l’état du monde que tous les observateurs politiques et tous les intellectuels réunis. A ce moment là, personne ne pensait que la révolte du bassin minier, celle de Ben Guerdane, celle de Sidi Bouzid fussent le début du nouveau Moyen Orient, gouverné par des islamistes en bonne entente avec les USA. Mais le chaos que sera la « révolution libyenne », la victoire des salafistes en Egypte et surtout la victoire de Nahdha et les désordres salafistes en Tunisie, laissent un goût amer et surtout une volonté de résistance chez les démocrates tunisiens.
(à suivre)
Jalel El Gharbi, Tunis