Ahmed Ben Dhiab : fulgurances d’un troubadour au 21e siècle
Étrangement, c’est l’ineffable sourire de Siddhârta Gautama, le Bouddha Sakyamuni, qui semble nous accueillir sur la couverture de ce petit livre d’un poète aussi tunisien de naissance et arabe de coeur qu’il est chez lui près de Milan ou à Paris. Est-ce Michel Cassir, qui dirige la collection Levée d’ancre avec Gérard Augustin chez L’Harmattan Poésie (1), à qui ces poèmes ont inspiré ce sourire de Joconde orientale ? Et ce même Michel Cassir qui écrit « La voix d’Ahmed Ben Dhiab possède le clair-obscur des troubadours » ? Lui aussi pour qui « Fulgurances est une prise de possession de l’invisible qui fait tant défaut à nos esprits cernés par les mots d’ordre et les images calibrées » ?
Sans doute, car le mot troubadour (2) s’applique avec bonheur à cet artiste franco-tunisien tout à la fois peintre, poète, metteur en scène, compositeur et chanteur, dont la poésie titille tous les parfums, les mélodies, mais aussi les cris de cette immense culture qui embrasse l’Occirient. (3) Ahmed Ben Dhiab est en effet bien un fils de cette culture transcontinentale millénaire unissant l’Alhambra aux Bouddhas de Bâmiyân via Pétrarque, Les Misérables et les Droits de l’homme, que les barbares de l’histoire, de la politique, de la guerre et de l’intégrisme religieux ne sont jamais parvenus à étouffer. À l’instar de toute poésie authentique, les fulgurances d’Ahmed Ben Dhiab ne tiennent de la foudre ni vitesse, ni force de frappe destructrice, mais bien cette fulgurance qui, à l’opposé des projections d’un corps ardent, jaillit et brille dans les deux sens entre deux pôles en éruption : l’auteur et le lecteur. Leur éclat tient à l’art du poète de provoquer l’étincelle, l’arc électrique, ce passage interactif que sont les mots : atomes et briques fondamentales dont, au-delà des différences et des particularités culturelles, on bâtit ces ponts où l’on se rencontre.
La poésie d’Ahmed Ben Dhiab a beau être exprimée en français, l’arabité y est omniprésente et s’il affiche d’emblée la couleur de sa dualité occirientale (4), il ne s’en dissimule pas les difficultés. N’écrit-il pas dès son second poème : « ... loin de mon orient second / un cheval de légende / porte l’orage et la douleur d’autrui / je parle à deux absences / El-Maari (5) et Dante... ». Mais c’est un peu plus loin, aux pages 14 et 15, que nous trouvons déjà rassemblés les deux grands caractères, thèmes et lignes de force de tout l’ouvrage. D’un côté, l’élément pictural et graphique – toute la poésie de Ben Dhiab est autant peinture qu’écriture – dont mon ignorance de l’arabe ne me permet d’apprécier que l’esthétique, développe une imagerie allégorique récurrente à travers tout le recueil. De l’autre, le poème affirme son rêve de remise à zéro, de « da capo », de nouveau départ : « Je voudrais revivre / le cri premier de ma naissance / et celui de demain / pour me parfaire encore (...) je voudrais dire partager l’autre séisme / la sauvagerie de l’enfance... » Soixante-dix pages plus loin, c’est encore ce désir permanent de régénération qui s’exprime dans ces vers sublimes : « J’ai égaré mon chant / dans la maison de ma mère / car le soleil d’octobre / nous a fait ses adieux... »
Voilà qui me rappelle « Seul le vieux tapis fleurissait le sol » (6), l’un des plus bouleversants poèmes de Salah Al Hamdani, cet autre cosmopolite prisonnier de la liberté ! Mais si les deux poètes chantent l’un comme l’autre le cocon, le paradis perdu, chez Ahmed Ben Dhiab, aucune amertume n’est liée à l’image de la mère, qui reste à travers les âges cette terre que le géant Atlas doit toucher pour retrouver sa force. Et ce monde désiré de l’enfance, de l’innocence, de la naissance, de la renaissance, de la pureté, d’une nouvelle chance, de la mère, du recommencement, du regard d’enfant, nous accompagne tout au long de cette oeuvre somptueuse qui, après quelques tergiversations, s’embrase d’amour, connaît la tristesse, souffre du tragique et découvre la fureur… Par et grâce à l’écriture, bien sûr, qui, bien davantage qu’outil ou vecteur d’expression poétique, constitue avec la renaissance – dont elle sera l’instrument – les fondations de l’édifice poétique de Fulgurances. Et les mots langue, écrire, lettre, grammaire, alphabet, calame, encre, calligraphie, signe, chiffre, syllabe, qui y pullulent, sont autant d’éléments lisibles de cette « grammaire de l’invisible » où nous introduit le poète.
Ces deux thèmes majeurs – d’une part l’écriture et d’autre part l’enfance – se retrouvent dans la splendide dramaturgie de l’étudiant, l’enfant papier, de l’un des derniers poèmes du recueil : « écrire / l’hymne du printemps... » qui s’achève (ou renaît) en fanfare par l’« écrire / l’excès du rêve du jasmin / l’enfant pa-pier / la question / la distance du monde / alliée du cri du blé et de l’oeillet. ». Formidable prémonition, que ce chant écrit longtemps avant la révolution de jasmin qui vit les étudiants tunisiens soulever le peuple et renverser la dictature en chantant l’hymne du prin-temps arabe face à un monde qui garda prudemment ses distances !
La réponse au mystère de cette « voyance » nous serait-elle donnée par ce chantre d’un nouveau soufisme qu’est Ahmed Ben Dhiab à la page suivante, où les mots « écrire le moi peau / l’exil de l’orange / les braises du silence / l’incandescence / les souffrances de l’autre... » culminent neuf vers plus loin dans l’(auto ?)invocation : « O derviche / d’où te vient le poème / sinon du même lieu que la transe / et ton chant qui dit trop l’abîme la souffrance / a-t-il plus de rage et de lumière que le sang de ta danse » ? Notez, chers lecteurs, que ce point d’interrogation est le mien, car dans cette dernière strophe de ce dernier poème du recueil, le poète se répond à lui-même, comme s’il voulait nous faire comprendre, que chacun doit trouver en soi réponse à ses questionnements. Autre interrogation, est-il vrai, mineure : pourquoi, quand « le poème naît de toi de moi » page 38, a-t-il perdu le « soleil bleu sourire » qui l’éclairait encore dans sa première version, page 30 ? À vous de le découvrir tout en vous délectant de ce beau recueil et, si vous ne trouvez pas, de poser la question à l’auteur, dont le mail celebrazionefestival@alice.it figure d’ailleurs en première page de son très intéressant site http://bendhiab-peinture.wifeo.com/.
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(1) Ahmed Ben Dhiab : Fulgurances, poèmes, 120 p. L’Harmattan Poésie, décembre 2010.
(2) Sur l’origine du terme Troubadour, du provençal (langue d’oc) trobador, Maria Rosa Menocal donne comme hypothèse du mot « Troubadour » le verbe arabe tarab, chanter, et le suffixe roman dour, tourner. Richard Lemay propose que l’origine de trobar et trobador viennent d’une racine arabe popularisée dans le dialecte roman espagnol du XIIe siècle pour désigner le chanteur-poète qui s’accompagne d’instruments de musique. (Wikipedia)
(3) Occirient : terme synthétisant l’Occident et l’Orient cher à l’essayiste, poéticien et poète Jalel El Gharbi.
(4) Voir note 3
(5) Sur El-Maari, lire notamment mon article sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article2262
(6) « ... Je t’ai trouvée enfin / dans un jardin nu / avec ton grand châle noir / l’esprit en dérive / enfilée dans tes prières / l’âge cousu sur le visage // J’ai cru serrer un palmier agonisant / Puis dans mes bras, / j’ai reconnu ma mère. » Sur Salah Al Hamdani, lire aussi mon article sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article2852
Giulio-Enrico Pisani