Kultur

Tahar Bekri : Je te nomme Tunisie

La poésie, expression difficilement contrôlable de geysers subconscients, mystérieuses pulsions et sentiments spontanés, se prête mal à l’affirmation d’idéologies, aussi nobles soient-elles. Peu nombreux furent les poètes européens et américains – et des plus grands –, dont les idées et idéaux défendus en vers ne se pervertirent pas en images d’Épinal, plats dithyrambes ou autres baudruches déclamatoires. Les poètes du Proche Orient et du Maghreb me semblent pourtant mieux parvenir à éviter ces travers. Les Tawfiq Zayyad, Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich, Jalel El Gharbi, Moncef Ghachem, Mokhtar El Amraoui, Ahmed Ben Dhiab, Salah al Hamdani, Abdellatif Laâbi et, justement, Tahar Bekri, pour ne citer que ceux-là, savent en effet poétiser les idéologies de la libération, du patriotisme, de la justice et de la fraternité sans s’empêtrer dans le pompier, l’héroïsation, la grandiloquence ou le chauvinisme.

Voilà un peu plus d’un an que je vous présentai dans ces colonnes (1) l’essayiste et poète Tahar Bekri à travers son livre-journal-pamphlet « Salam Gaza, carnets », paru aux Éditions Elyzad de Tunis. S’insurgeait-il encore à l’époque comme nous tous sur la razzia d’Israël contre Gaza et tonnait-il contre l’occupation indigne des villes et territoires palestiniens de Cisjordanie, qu’aujourd’hui il peut user d’accents plus optimistes. Ailleurs, bien sûr, car l’espoir ne point toujours pas en Palestine. Mais la chute des Ben Ali et des Moubarak, liés à Israël via la maffia des dictateurs et des multinationales du système néocolonialiste, lui entrouvre un soupirail, aussi, quand Tahar Bekri chante sa Tunisie libérée, il ne s’y limite pas, loin de là. La Tunisie qu’il nomme n’a que faire – peut-être malgré elle – des races, des haies, des frontières ; elle a été au 3ème millénaire le flambeau et l’étendard de la liberté des peuples. Saura-t-elle devenir leur exemple ? Mais l’auteur n’est pas ici dans l’évènement, qui ne saurait qu’être catalyseur ; il s’explique :

« ... j‘ai commencé l’écriture (de ce recueil) en 2009, au Pouldu face à l’île de Groix, où vivait Gauguin et fut exilé Bourguiba. J’ai écrit les premiers poèmes, dont quelques extraits ont été publiés d’ailleurs au Liban, à Marseille, à Bruxelles, en Turquie... C’était à l’origine « Chants pour la Tunisie » où je reviens sur ma jeunesse éloignée, cette terre lointaine que j’ai toujours porté en mon coeur, en vivant dans l’exergue d’un poète turc Yunus Emre «  : au delà des mots est mon coeur ». Dans ces « Chants » au début, il y’a certainement Chebbi car le verbe chanter est très fort en poésie, il est un hymne. Depuis le 17 décembre « décembre de la colère », je me devais en tant que poète nommer ce qui s’est passé à ma façon avec cette évocation des éléments naturels, sensibles, concrets et matériels y compris nos fleurs, nos plantes, et nos lieux d’une façon générale. »

Cependant, si dans « Je te nomme Tunisie » (3) sept lustres d’exil arrachent au poète des vers d’un lyrisme vibrant, empreints de patriotisme et d’une poignante nostalgie – l’oliveraie à perte de vue, le vol de la huppe, les étangs et les roseaux de sa terre natale – sa vision porte bien plus haut et plus loin. Est-il seulement conscient lui-même combien sa poétique est universelle et proche d’un Mahmoud Darwich écrivant « ...Et je m’en suis allé chercher mon espace / Plus haut et plus loin / Encore plus haut, encore plus loin / Que mon temps… ». En effet, au-delà de la terre, de sa terre, de celle que Tahar Bekri nomme Tunisie, sa Tunisie devient allégorie, se transfigure en Tunisie mystique, souffle de liberté dont le parfois hésitant, mais inéluctable crescendo explose dans son dernier poème : « Je t’aime / Dans les lueurs étincelantes / Dans l’envolée des rayons comme des rubis / Dis au soleil / Libère ta lumière / L’éclipse est sœur des potentats / Suppôts tapis dans les pliures sans relâche / Dis au soleil / La rumeur par-delà les haies / Paraphe nos désirs de pleine lune / Cyprès figuiers de barbarie et alfa / Pour tanner nos visages / Nulle peur ne se terre / Mais la torche neuve et résolue ». Quant aux points de suspension absents, qui pourraient laisser le poème ouvert, il faudra vous les imaginer, amis lecteurs, car d’une part la poésie de Tahar Bekri se passe de ponctuation et d’autre part rien n’est achevé. Tout au plus peut-on se l’imaginer dire, comme Jean Sénac : « Et maintenant nous chanterons l’amour / Car il n’y a pas de Révolution sans Amour… »

« Né en 1951 à Gabès en Tunisie », lit-on un peu partout sur le net, Tahar Bekri vit depuis 1976 à Paris, qu’il a rejoint après deux séjours dans la prison de Borj Erroumi, et ne pourra pas revoir son pays natal avant 1989. « Je quittais la prison de Bordj Erroumi / La blessure béante / Sanguine comme un bourgeon charnu / Le mauvais sang serré entre les dents / Retourné dans l’infamie / Que des plumes perdues au rêve... », nous dit-il en effet au chant XIII. Et de nous rappeler du même coup, que le printemps tunisien pousse ses racines bien plus loin que le 4 janvier 2011 et jusqu’aux immortels vers de Chebbi, « Lorsqu’un jour le peuple veut vivre, / Force est pour le destin de répondre / Force est pour les ténèbres de se dissiper, / Force est pour les chaînes de se briser... » (4) et au-delà. Chebbi, que je cite pour lui plus haut – Dans ces « Chants » au début, il y’a certainement Chebbi –, Tahar Bekri l’honore dans son chant XX : « Je te reconnais ami Aboulkacem Chabbi / Du côté des Chants de la vie / Tous ces rameaux se lèvent / Pour fleurir la Belle Tunisie / Voici ton poème sur le corps / De l’étoile entourée du croissant / Blanc et rouge pour les meilleures boutures » tout en le reliant au présent : « ... Dis à la vilénie / Les despotes ne sont pas des nôtres / Ils prennent la poudre d’escampette / A toute barde leurs poches gonflées / Comme des voiles de corsaires... ».

Retour donc à partir du chant XVIII aux vers de combat de la première partie. Il est vrai qu’entre- temps il y a eu interlude, douloureux, mais riche, l’exil, l’épreuve, la souffrance de l’éloignement, mais aussi, en XIV, l’apprentissage de la liberté, l’épanouissement de la poésie et du rêve punique sur les rivages bretons en face de l’île de Groix : « Dans la pénombre des océans / Où finit la terre / Loin de toi ma geôlière / J’écoutais Haendel... » et, en XV : « Si j’étais cantate de Jean-Sébastien Bach / Dans la forêt aux mille chênes / Pierre de chapelle / sans calvaire (...) Parmi les embruns nourris / Des ailes du goéland ».

Tahar Bekri a publié une vingtaine d’ouvrages (poésie, essai, livre d’art) en français et en arabe. Sa poésie est traduite dans différentes langues (russe, anglais, italien, espagnol, turc, etc.) et fait l’objet de travaux universitaires. Son oeuvre, marquée par l’exil et l’errance, évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventés. Parole intérieure, elle est enracinée dans la mémoire, en quête d’horizons nouveaux, à la croisée de la tradition et de la modernité. Elle se veut avant tout chant fraternel, terre sans frontières. Tahar Bekri est considéré aujourd’hui comme l’une des voix importantes du Maghreb. Il est actuellement Maître de conférences à l’Université de Paris X – Nanterre ».

Je m’en voudrais de clore cet article sans vous signaler que ce petit livre est illustré par Lawand, peintre d’origine syrienne, qui vit et travaille à Lille. Il en a illustré l’édition courante de dessins et son tirage de tête de peintures. Le photographe et galeriste Alain Rouzé dit de lui que « ... Peuplé d’ombres sorties indemnes de la souffrance d’un monde ancien, son oeuvre est chargée d’hommes renaissants aux formes encore vagues escortés de silhouettes trépassées mais précieuses. Une cohérence chargée de l’essentiel d’un tout, d’une énergique puissance à nous faire tenir debout, d’un amour des hommes sans limite ou la tendresse s’impose avec force. » Alain Rouzé se doute-t-il seulement à quel point ses mots, destinés à Lawand, frôlent – sans toutefois la cerner – la poésie de Tahar Bekri ?

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1) Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 11.6.2010, article intitulé « Tahar Bekri : Salam Gaza, carnets... d’un pogrom sur le ghetto & de camps-prisons en Palestine », en ligne sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article2937

2) Dans une interview accordée à Sarra Belguith, publiée dans Tunisie Soir du 2.6.2011-.

3) Aux Editions Al Manar, Casablanca ; Bureau français : 96, bd. Maurice Barrès 92200 Neuilly.- 1.000 ex. tirés sur Bouffant édition. 15 €. (ISBN 2-978-2-36426-001-6, juin 2011), en librairie ou en ligne sub www.editmanar.com/

4) Abou el Kacem Chebbi (1909 ? – 1934) est considéré par les tunisiens comme leur poète national. Ces quatre vers, extraits de son poème « La Volonté de vivre », sont intégrés à la fin de l’hymne national tunisien. Mais il suffit d’un coup d’oeil à la blogosphère pour comprendre que Chebbi inspire la jeunesse dans tout le Maghreb et même au-delà.

Giulio-Enrico Pisani