Robert Cahen : « Vidéo art » du côté de chez Schweitzer
Né en 1945 à Valence, Robert Cahen vit et travaille à Mulhouse, mais aujourd’hui, ce pionnier de l’instrumentation électronique qui a déjà présenté ses films, musiques et installations dans le monde entier, occupera jusqu’au 2 avril l’espace de la galerie Lucien Schweitzer(1) avec son exposition « d’un côté, de l’autre ».
Voici tout d’abord un abrégé de ce que nous en dit le galeriste : « Artiste vidéo, réalisateur, compositeur de formation, Robert Cahen puise son esthétique dans les études de composition électroacoustique au Conservatoire national supérieur de musique (CNSM) à Paris, Cahen a su apporter à la vidéo son caractère expérimental tout en l’associant avec la musique concrète. Plus tard chercheur à l’O.R.T.F (Office de radiodiffusion télévision française), il exploite la potentialité des instruments électroniques. Son et image sont ses matières premières et sont traitées de concert. Cahen les organise, les synthétise et offre une vision maîtrisée de la possibilité d’échange entre genres, modèles, et supports. Particulière en son genre, l’esthétique vidéo de Cahen est fondée sur la simultanéité (ou quasi-simultanéité). Il y a confusion des différents fuseaux horaires, qui agissent en interaction les uns avec les autres. Certains éléments y sont récurrents : défilement d’images, ralentis et accélérés, relations animées – inanimées, juxtaposition d’images fixes et en mouvement, oscillation et multiplicité des points de vue... »
Tout cela peut bien sûr vous paraître bien savant, amis lecteurs, et je reconnais avoir eu quelque peine à comprendre, en lisant ces phrases, à quoi pouvait bien ressembler cette exposition. Puis je me suis dit que « vidéo » n’étant après tout que la première personne de l’indicatif présent du latin « videre », c’est à dire je vois (comme amo = j’aime ou cogito = je pense), le mieux c’était d’y aller, justement, voir. Et là, surprise ! C’est tout simple, en fait d’une simplicité déconcertante... du moins au premier degré, comme d’ailleurs n’importe quelle oeuvre d’art figurative, dont seul l’artiste et l’amateur éclairé connaissent complexité et symbolique. Des tableaux donc, entre réalisme et surréalisme, mais qui peuvent être sonorisés et dont les scènes se déroulent sur des écrans vidéo ou sont projetés sur écran « mural ».
Première salle : « Sept Visions », sept moniteurs diffusant chacun une séquence vidéo de 5 minutes en boucle sont installés au fond de sept caisses oblongues. Celles-ci tiennent psychologiquement lieu de télescope et accroissent l’impression à la fois d’exotisme et d’incroyable proximité dans la découverte du quotidien de gens et de paysages lointains. Toujours dans la salle 1, « Paysages de Chine » un tableau vidéo, muet cette fois, nous rapproche par des images à couper le souffle d’un monde chinois à l’immensité et aux couleurs féeriques. Puis, étrange curiosité, mais de génie, nous découvrons dans le 1er couloir une projection « Tombe (avec les objets) », de 23 minutes en boucle représentant toute sortes de « choses » tombant au ralenti avec une grâce et un art consommé. C’est totalement zen.
Nous ne sommes cependant pas au bout de nos surprises. Dans la salle 2, apparaît à notre droite « Attention ça tourne », cercle de bois recouvert de toile peinte par l’artiste Guido Nussbaum (2), tournant grâce à un moteur et servant d’écran à une vidéo de 7 minutes en boucle. Les « acteurs » y évoluent en flou artistique sur une carte géographique qui ressort par intermittence. Une merveille et... mon préféré ! Toujours dans la salle 2, « Paysages d’hiver », deux films identiques pris en Antarctique sont projetés en parallèle avec un décalage de vingt secondes, ce qui a pour effet à la fois de relativiser le temps et de suspendre, du moins en partie, ses effets. Ce binôme vidéo de 18 minutes est peut-être le film le plus caractéristique de l’oeuvre et de l’esprit de Cahen. Sa spécificité réside en ce qu’il suggère la contraction, voire la suppression pour les êtres et les choses de l’écoulement du temps, qu’il semble vouloir réduire à une sorte de spot mobile éclairant successivement les espaces d’un présent omniprésent et illimité.(3)
Dans le couloir suivant trois nouvelles versions de « Tombe (avec les mots) » cette fois, nous font vivre la lente descente en milieu liquide de paroles allemandes, italiennes ou françaises. Tout comme « Tombe avec les objets », ces tableaux vivants quoique muets sont de véritables cours de méditation sur la beauté intemporelle des choses et des mots qui les désignent et qui conservent toute leur richesse même au sein du silence.
Dans la salle 3 nous attend « Traverses », peut-être une ellipse de « Tu traverses l’écran... pour venir à nous », tableau encadré de blanc où s’approchent puis se retirent successivement dans un brouillard laiteux, comme pour montrer aux visiteurs ce qu’ils sont, pourraient être ou pourraient avoir été : femme, homme avec enfant, deux gamins, etc. ... Autre version de l’idée « les autres c’est moi » d’Arturo Brachetti, ou spectre versus spectateur ? Magique !
Peut-on s’étonner que Robert Cahen n’ait pas fait davantage usage de ses remarquables qualités musicales, donc de sa maîtrise de l’harmonisation image-mouvement-couleur-son ? Peut-être, de premier abord, mais, après réflexion, il appert vite que, pour paraphraser Groucho Marx et son célèbre oxymore « l’homme est une femme comme les autres », dans les oeuvres de Cahen, le silence est une musique comme les autres.(4)
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(1) Lucien Schweitzer Galerie et éditions, 24 avenue Monterey, Luxembourg ville, www.lucienschweitzer.lu. Mardi – samedi : 11h - 18h ou sur rendez-vous. Expo Robert Cahen jusqu’au 2 avril.
(2) Outre Guido Nussbaum, d’autres artistes et techniciens ont secondé Robert Cahen. Citons Bernard Bats et Thierry Maury au montage de certaines vidéos ou Patrick Zanoli dans la série « Tombe (avec les mots) »
(3) Lorsqu’il se réduit à l’instant dans notre perception courante, coincé entre passé et futur.
(4) Les visiteurs qui voudraient garder un souvenir de cette visite et, surtout, jouir tranquillement chez eux de ces joyaux de l’art vidéo peuvent acquérir le « coffret DUD réunissant 2 DVD (29 films – 313’) et 1 CD audio (6 oeuvres musicales inédites – 47’), ainsi qu’un livret de 80 p. d’analyses critique par Stéphane Audeguy et Hou Hanru.
Giulio-Enrico Pisani