Luxemburg

L’Empire attaque ! (1)

Notre génération a raté l’impossible

L’une des plus grandes révolutions de notre époque, du moins depuis la prise de pouvoir de la bourgeoisie entre la fin du 18ème siècle et tout au long du 19ème, pourrait être la déliquescence des pouvoirs démocratiques, donc incarnés par des hommes et des femmes, en faveur d’une galaxie impersonnelle et mal définissable. Même si elle s’inscrit dans la durée et ressemble davantage à une évolution, elle n’est pas moins radicale que la révolution bourgeoise des siècles passés ou la révolution marxiste gâchée et renvoyée – du moins, espérons-le – à des jours meilleurs. Mais comment situer et définir ces nouveaux pouvoirs qui tendent à dominer la planète et à remplacer, ici en les supprimant, ailleurs en les intégrant peu à peu, les pouvoirs personnels, patriarcaux, tribaux, régionaux et, surtout, étatiques ?

C’est en effet le principe même de l’état souverain, émanation du peuple, qui y est mis à mal. Les états ne sont pas contestés par ces nouveaux pouvoirs. Ils sont simplement réduits, peu à peu, à l’insignifiance : pantins virtuels dont les manipulateurs supranationaux ont encore besoin un bout de temps afin de pseudo-légitimer l’autorité autoproclamée que les gouvernements leur abandonnent. Situer, définir, puis démasquer dans leur illégitimité patente ces nouveaux pouvoirs, là est le vrai problème. Le philosophe Michel Foucault affirmait en 1981 à Université du Louvain,

1° que « La question du pouvoir a été (trop longtemps) marginalisée, simplifiée par la question des fondements juridiques ou des rapports de production, mais aussi,

2° que « Le pouvoir ne fonctionne pas à partir de son fondement, il y a des pouvoirs non fondés qui fonctionnent très bien et des pouvoirs fondés qui finalement n’ont pas fonctionné ! ».

Et il a bien raison, lorsqu’il affirme que cette question a été marginalisée. Cependant, le contrepoint qui suit sa première phrase est invalidé par le faux postulat qu’un pouvoir puisse être non fondé, ce qui me paraît aussi absurde que dangereux. Son prétendu « infondement » pourrait donner à un pouvoir une apparence de vulnérabilité et amener ses critiques à sous-estimer sa force.

Je pense, tout au contraire, que tout pouvoir est fondé. Tout pouvoir s’incarne en ..., est causé par..., construit sur..., étayé grâce à... Bon ou mauvais, là n’est pas la question. Il s’agit ici de constater, non de moraliser. D’autre part, reconnaissons que l’examen de l’essence du pouvoir, tel qu’il se profile actuellement, ne saurait être entièrement objectif, même à posteriori, ni quant à ses fondements, ni quant à son exercice ou fonctionnement, ni quant à ses effets directs et à ses conséquences. Il n’y a pas de pouvoir infondé ; il y a des pouvoirs légitimes ou illégitimes. Cependant, même la question de leur légitimité est en partie subjective, car le pouvoir se forme, se développe, se construit et s’affirme toujours au-delà (ou dans l’ignorance absolue) du bien et du mal. Les morales ou les idéologies n’ont rien à y voir en soi. Elles peuvent servir de prétexte ou de justificatif à son exercice, mais leur influence et leur prise en compte par les pouvoirs, autrement que temporaire, pour des raisons de tactique politique, est souvent une faute ou, pour le moins, une faiblesse dans son exercice.

Par exemple, une dictature montante peut s’arranger de fauteurs de troubles à son aile extrême, afin de se poser en recours. Mais une fois établie, elle doit s’en débarrasser, afin de gagner l’opinion publique. Ailleurs, un pouvoir despotique et sans scrupules peut être compromis, voire détruit par des actions d’indulgence, solidarité, ou simplement démocratiques. À l’inverse, un pouvoir honnête, humain et humaniste pourra se voir affaibli, diminué et mis en danger par des « bavures », injustices ou impairs, même limités. En fait, la plupart des pouvoirs se situent toujours « entre les deux » et leur bon fonctionnement ou non fonctionnement n’a rien à voir avec leur fondement ou hypothétique infondement foucaldien. Et autant pour les pouvoirs traditionnels, disons, jusqu’au troisième quart du vingtième siècle dans le monde « occidental », où ils se sont en grande partie déjà effondrés ! La question n’est donc pas tant de savoir si un pouvoir est fondé ou non, mais, primo, par qui ou comment il est constitué et, secundo, s’il est ou non légitime, c’est-à-dire voulu et accepté par les hommes dont il prétend gouverner l’existence.

Créés, comme Frankenstein, à leur image (ou caricature), par des démocraties occidentales très éloignées d’avoir abouti à leur propre optimisation, ces nouveaux pouvoirs ont hérité d’elles leur pêché originel, tout en l’exacerbant : la dépersonnalisation. Les conseils, sénats ou parlements s’appellent chez eux directoires, secrétariats, ou assemblées. Ils sont constitués de personnes, bien sûr, mais de personnes éjectables, remplaçables et, de fait, seulement formellement responsables, disons, comme soupapes de sécurité. Ceci n’est pas un mal en soi, car destiné à empêcher la dictature. Sauf que ces ensembles deviennent, de par l’insignifiance de toute direction, position ou action humaine individuelle responsable à leur tête, des machineries incontrôlables, s’alimentant du dogme du temps et fonçant aveuglement vers leur but non avoué : l’hégémonie mondiale du capitalisme néolibéral.

Ces nouveaux pouvoirs montants constituent aujourd’hui une espèce de galaxie s’articulant grosso modo autour de la nébuleuse que sont les Multinationales et les Marchés (1), avec le soutien des grands groupes bancaires et la complicité de l’OMC et du FMI. Cette révolution, ou prise de pouvoir par les Marchés et les Multinationales n’est toutefois pas encore entièrement achevée. Elle rencontre en effet, déjà avant que les nouveaux pouvoirs aient été clairement définis, et comme toute révolution, de nombreux obstacles, maintes résistances, et subit parfois quelques revers. À l’échelle mondiale, cette résistance, il est vrai partielle, est surtout le fait de la Chine, de la Russie et de certains pays latino-américains, où en dépit de l’énorme pression des nouveaux pouvoirs désincarnés les « anciens » pouvoirs nationaux se maintiennent et défendent leur souveraineté. Jouant à leur tour aux apprentis sorciers, ils essaient quelque part de sauver la chèvre et le chou en acceptant les règles des nouveaux pouvoirs seulement dans la mesure où ça les arrange, et non servilement, aveuglement comme, par exemple, l’Union européenne.

Ces nations représentent, il est vrai, plus d’un quart de l’humanité, voire bien davantage, si l’Inde et d’autres pays d’Amérique rejoignent d’une manière ou de l’autre, mais plus que sporadiquement, cette résistance. Cependant, autant vous l’avouer de suite, amis lecteurs, cela me semble peu probable. Il y a en effet fort à parier que, sauf sursaut général, la globalisation galopante des échanges internationaux réduise cette opposition à des combats d’arrière-garde. Ceux-ci ne sauraient en fin de compte empêcher, mais au mieux retarder, la prise de contrôle de l’humanité par les seigneurs sans nom, sans visage et sans pouvoir reconnu, de ce nouveau pouvoir global, de cette galaxie, contre laquelle il est impossible d’agir de manière conventionnelle.

Mais si des pouvoirs nationaux relativement forts ne parviennent au mieux qu’à ralentir la progression inéluctable de cette prise de pouvoir quasi-automatique, qui profite depuis l’effondrement du socialisme réel d’une terrible force d’inertie, comment les masses laborieuses atomisées et désorganisées de par le monde pourraient-elles mieux faire ?

à suivre

Giulio-Enrico Pisani

***

1) J’emploie le terme « marchés », pour simplifier. Les marchés ne sont pas des personnes morales ou des entités précises, mais des lieux virtuels comprenant toutes sortes de bourses et de modes d’échange, où surtout les grands spéculateurs, les fonds souverains et les hedge funds font (et subissent parfois) la pluie et le beau temps.