Kultur

L.A. Raeven : Ideal Individuals au Casino de Luxembourg

L’exposition photo et vidéographique éclairée de documents apocryphes et d’installations, que nous présente aujourd’hui le Casino de Luxembourg, Forum d’art contemporain (1), est une formidable « fresque » sur le travail introspectif, psychologique, sociologique et éminemment artistique des soeurs jumelles Liesbeth et Angelique Raeven. Nées en 1971 à Heerlen, aux Pays-Bas, elles vivent et travaillent à Amsterdam et ont débuté leur collaboration artistique sous le nom générique de L.A. Raeven en 1999. Tout à la fois unies et traumatisées par une gémellarité que l’opinion publique voudrait synonyme de similitude, voire d’identité, de cohésion et d’harmonie, c’est dans la négation catégorique de ces lieux communs et dans une farouche affirmation de leurs individualités qu’elles nous permettent de les découvrir dans cette rétrospective.

Grâce à la présentation à la presse par le Casino de Luxembourg, ainsi que par une interview des soeurs Raeven à Nadine Clemens du magazine M8 des « d’stater muséeën » en décembre 2011, nous apprenons que…

« Après des études de mode à l’Académie Royale d’Anvers, Angelique a travaillé pendant 6 ans pour Jean Paul Gaultier à Paris. Pendant ce temps, Liesbeth a fait une formation d’infirmière dans plusieurs villes. Par après, elle a étudié la photographie à l’École des beaux-arts d’Utrecht et a fait des stages à New York (auprès de P.L. Di Corcia) et à Paris (auprès d’Orlan). En 1999, elle s’est inscrite à la Van Eyck Academy à Maastricht où Angelique l’a rejointe en 2000. Depuis lors elles travaillent ensemble. Leur travail repose sur des investigations autour de la notion de « l’individu idéal », qu’elles analysent à travers des vidéos, dessins, installations et performances. L.A. Raeven interrogent le statut du corps et de son image au sein de la société occidentale ainsi que les pressions sociales inhérentes. Adoptant une attitude farouchement critique face aux dictats de la mode et des médias, elles défient les représentations traditionnelles de la beauté féminine en intégrant les codes de cette même société afin de mieux les mettre à nu. Toujours dans l’exploration de l’autobiographique, les soeurs Raeven thématisent également « l’être jumeau » et la relation symbiotique ou fusionnelle unissant les deux soeurs. Entre l’amour et la dépendance qui les lie, la quête d’individuation et de différentiation peut s’avérer parfois douloureuse. En même temps, leur pratique artistique commune sous la dénomination L.A. Raeven s’affirme comme une réaction à l’encontre de leur identité en tant que soeurs jumelles ainsi que des stéréotypes sociaux les identifiant comme un seul être. »
En fait, ces deux thématiques en deviennent trois, tout en s’insérant dans une violente critique de l’uniformisation, qui s’apparente par certaines de ses conséquences les plus délétères – le bonjour d’Aldous Huxley ! – à l’eugénisme de la première moitié du 20ème siècle. Mais contrairement à l’eugénisme d’« état » pratiqué l’époque plus ou moins secrètement dans de nombreux pays occidentaux, cette nouvelle course à l’individu « idéal » à la Leni Riefenstahl, que dénoncent L.A. Raeven dans leurs dessins, photos et vidéos, n’est pas forcé ou imposé d’en haut, du moins, pas directement. Ces dérives pathologiques de la minceur, de la beauté standard, de la taille, du jeunisme, de la standardisation et j’en passe, qui réduisent l’être humain à un numéro de série, tout apparence et – nécessairement – m’as-tu-vu, nos artistes les stigmatisent sans concessions.

Étrangement, visiter aujourd’hui le Casino de Luxemburg, forum d’art contemporain, c’est plonger d’emblée dans un univers quasi-entièrement féminin, tout à la fois vu, recensé, catalogué, orienté, dirigé, uniformisé par les médias dominants et subi par des femmes. La température du thème est vite prise : fustigation de l’idéal poupée Barbie, de l’uniformisation, des opérations prétendument esthétiques et de ses fréquentes conséquences : déformations, malformations, amaigrissement, souffrances tant psychologiques que physiques, anorexie, voire cachexie... Mais à ce point, on peut se poser la question du pourquoi les artistes ne considèrent, à de rarissimes exceptions près, que l’aspect féminin de cette problématique. Certes, les hommes semblaient jusqu’à ce jour se laisser beaucoup moins conditionner par la mode, le qu’en dira-t-on, ou le jugement esthétique d’autrui que les femmes. C’est en train de changer, mais si le phénomène reste minoritaire chez la gent masculine, fallait-il pratiquement l’exclure du tableau ?

Une autre critique, que l’on pourrait aussi bien adresser aux artistes qu’aux organisateurs de l’exposition, pourrait porter sur le trop grand nombre de vidéos sur écran cathodique ou en projection (2), le nombre de photographies étant, lui, fort réduit. S’il est vrai, en effet, que la vidéo permet de présenter un bien plus grand nombre d’images que la photographie, leur exhibition en continu ne permet pas de réelle pause méditative, lorsque chacune d’entre elles mériterait le temps d’arrêt accordé à la réflexion. On pourra certes arguer que leur lenteur de défilement permet largement de s’imprégner de chaque séquence ; mais pratiquement aucun visiteur ne prend le temps de visionner dans leur entièreté les deux douzaines de films proposés. C’est déjà beaucoup s’il consacre quelques instants à chacun d’eux ou un peu davantage à l’un ou à l’autre. Heureusement qu’un matériel graphique intéressant et documentaire, comme les fiches « Ideal individual case report » et, surtout, les quelques magnifiques tirages photographiques lui offrent un bon aperçu des problématiques abordées. Présentées en nombre suffisant et séries représentatives, sinon exhaustives, ces photos eussent, à mon avis, beaucoup mieux captivé le spectateur, en l’introduisant dans la problématique explorée de manière approfondie et critique, mieux donc que la pléthore de films et les quelques installations de l’exposition.

Simple critique sur la forme, bien sûr, que la mienne, et qui ne conteste ni diminue en rien l’intérêt du projet, rendu simplement moins abordable par sa carence en repères visuels fixes. Car il s’agit bien de l’exposition d’un phénomène existentiel sociétal, qui nous concerne tous sous l’un ou l’autre aspect, directement ou indirectement. Acerbe, passionnée et virulente, c’est une condamnation sans appel de la standardisation, de l’idéalisation physique et de l’asservissement aux dictats de la mode, que celle de L.A. Raeven, et non un constat neutre, ni une instrumentalisation, ni, encore moins, une glorification de ces travers. Si cette exposition peut donc paraître à certains égards incomplète, voire partiale, elle ne mérite toutefois en aucun cas certaines ridicules accusations de terrorisme esthétique rencontrées notamment en Suisse et reprises par « 20 Minuten Online.ch », « Iran now network », « Yasni.de » et « 123people.de » dont je vous traduis ici quelques extraits : « Avec leur armée de créatures anorexiques, les jumelles Angelique et Liesbeth Raeven ont élevé leur propre anorexie au rang d’art (...) Cela a déclenché de violentes réactions. Marianne Spieler Frauenfelder, chargée de la santé au conseil communal de Zürich, trouve que « Cette sorte de spectacle manque de respect aux gens qui souffrent d’anorexie ». (Quant à) Erika Toman, psychologue spécialiste des perturbations du régime alimentaire, (elle) affirme (dans ce contexte) que « La célébration de l’anorexie est perverse... ». De plus, l’« art anorexique » serait dangereux, car pouvant susciter des imitateurs. »

Manque de respect, célébration perverse, effet de contagion : autant de critiques injustifiées et totalement aberrantes ! Qu’on me dise, comment le fait de montrer les effets dangereux d’un virus pathogène pourrait encourager les gens à se l’inoculer ? L’art ne devrait-il donc plus montrer que l’anodin, l’aseptique, le joli, le réussi, le brillant, le sain, le rosé, le gentillet, l’édulcoré ? Ne devrait plus toucher là où ça fait mal ? Ne plus déchirer les voiles des bienséances convenues ? Ne plus choquer ? Mais où irait-on !? Ah, les sottes autruches ! On a pu certes reprocher aux soeurs Raeven de s’être trop accrochées dans un premier temps à leur propre expérience, de s’y être quelque peu complues. Même que Sonja Schwär écrivait pour la chaîne Arte : « Le duo est très controversé. Beaucoup de gens considèrent que ce mélange d’art et de réalité va trop loin : la référence directe à la maladie, et à la mort, dérange... ». Dérange ? À la bonne heure ! Déranger, c’est justement le but de l’exercice. Je ne dis d’ailleurs pas, amis lecteurs, qu’il faille aimer voir le spectacle des aberrations et de la déchéance humaine exhibées par L.A. Raeven. Cependant, qu’on le veuille ou non, qu’on le voie ou non, ça existe, c’est un fait. Ce n’est pas en fermant hypocritement les yeux, ni en les niant, que l’on rendra non advenues et l’uniformisation et les douloureuses opérations pour l’atteindre, ainsi que les invalidités, l’anorexie et toutes les souffrances, les traumatismes, qui en découlent. Or, l’avertissement de nos artistes atteint son but ; l’avertissement passe. Elle crient casse-cou. Aussi, loin d’induire le suivisme et l’imitation, l’effet de cette exposition quasi-documentaire, où la quête d’une beauté physique standard engendre l’horreur, est tellement dissuasif, que j’en conseille instamment la visite à toute jeune femme et à toute jeune fille, en fait, à tout le monde.

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1) Casino Luxembourg - Forum d’art contemporain | 41, rue Notre-Dame (www.casino-luxembourg.lu). Expo L.A. Raeven - Ideal Individuals jusqu’au 22 avril.
2) Voir éventuellement en guise d’antipasto www.youtube.com/watch?v=RfM5 wnU4AZk sur « ideal individuals » (en anglais) et www.youtube.com/watch?v=47KqefBrBZs sur « anorexic twins » (en allemand).

Giulio-Enrico Pisani