Peter Zimmermann et Jens Wolf au bord de la Corniche
Quel contraste pictural intéressant et fascinant à la fois nous offre aujourd’hui la Galerie Nosbaum & Reding (1), en ouvrant ses salles à deux artistes dont la peinture s’éclate dans des formes d’abstraction diamétralement différentes, sinon opposées. Celle de
Peter Zimmermann,
que l’on pourrait qualifier d’abstrait liquide, s’apparente de loin, mais pas trop, au blob painting (2), dont l’originalité tient davantage de la mécanique des fluides, de leurs particularités et de la beauté du hasard que d’une conception prédéfinie de l’artiste. Il est vrai que celui-ci y apporte généralement son grain de sel – en fait sa signature esthétique – par ordinateur, pinceau ou autres opérations. Certains artistes, la pratiquent avec retenue, veillant à y apporter davantage que simples retouches et manipulations techniques. Celles-ci sont en effet le fruit d’un indiscutable savoir-faire ; mais, quoique indispensable, le métier n’a jamais été en soi la mesure de la créativité.
Cependant, on ne saurait denier à Peter Zimmermann la qualité d’excellent artiste. Le fait que depuis des années la scène soit envahie d’images, ici étranges, là carrément psychédéliques, ailleurs féeriques, de photographies de liquides manipulés, mélangés ou juxtaposés de maintes manières, ne diminue en rien l’originalité de ses oeuvres. En dépit d’une conception initiale peu originale (ils sont des milliers aujourd’hui à procéder de cette manière) l’élément humain et personnel, ainsi que l’apport créatif, y restent prépondérants. Aucun hasard, aucune étrangeté chromatique physique naturelle ou provoquée ne permet d’obtenir des compositions aussi géniales que « R.O.G. », « slap », « Lexi », « inmix » ou « O.O.O. », et pourtant... Là aussi, il y a du préexistant, ce qui réduit d’autant la part créative du peintre. Et le galeriste le reconnaît implicitement en citant dans sa présentation un texte du « Kunstverein Schwäbisch Hall » :
Peter Zimmermann « ... aime retravailler du matériel iconographique existant à l’aide d’outils informatiques et dont résultent les motifs abstraits et hauts en couleur de ses peintures époxy. Il photographie lui-même ses (...) travaux, photos qu’il scanne et qu’il manipule numériquement. Les travaux qui en résultent sont alors imprimés sur des transparents et projetés sur une toile (...) les contours sont alors couverts d’épaisses couches de résine époxy. Au cœur de son travail se trouve toujours la question de la relation entre l’original et la reproduction ainsi qu’entre la surface et le contenu. » Eh oui, là est le hic. Quelque soit la beauté de oeuvres de Peter Zimmermann, elles ne sont pas des créations à partir de rien, mais de talentueuses transformations. Mais attention ! Cela n’entache en rien mon émerveillement. Loin de remettre en question l’admiration esthétique ressentie face à ses splendides compositions chromatiques, auxquelles j’ai en vain cherché des équivalents dans l’art abstrait contemporain de ce type, je me souviendrai simplement de ce que j’ai vu et qui m’a plu d’emblée.
Né en 1956 à Fribourg en Brisgau, Peter Zimmermann a étudié à l’Académie des Arts plastiques à Stuttgart et enseigné de 2002 à 2007 à l’Académie des beaux-arts-médias, à Cologne, où il vit et travaille. Aujourd’hui, ses toiles attendent votre visite aux trois premières salles de la Galerie Nosbaum & Reding, tout comme son confrère
Jens Wolf,
d’ailleurs ; mais ce dernier vous le trouverez dans le deuxième espace de la galerie, tout à côté du premier. Le visiteur ressort par l’entré principale, tourne à droite et emprunte la courte galerie voûtée qui descend vers une large terrasse donnant sur la vallée de l’Alzette et, presque au bout à droite, juste avant le sentier Vauban qui longe la Corniche, trouve la porte qui s’ouvre sur ce deuxième espace. Et le voilà projeté un demi siècle en arrière, au coeur des trente glorieuses, où, dans le sillage d’Yves Saint Laurent (3), la mode, l’esthétique, le design, la déco et la pub se parèrent des géométries polychromes de Piet Mondrian longtemps après sa mort en 1944 et son abstraction dite « froide ». (4) La parenté esthétique entre les tableaux de Jens Wolf et certaines oeuvres de Mondrian paraît évidente, aussi, le galeriste la place à raison dans son cadre plus large et plus ancien de la première moitié du siècle, et parle dans sa présentation de
« ... l’abstraction classique réalisée entre les années 1920 et 50, celle dont le langage formel a reçu dans les dernières décennies une patine étrange. On s’en souvient comme des classiques du design (...) Jens Wolf se rapproche du langage géométrique avec la plus haute précision, et, avec une même précision, il éparpille un certain nombre de défauts qui ont la même importance formelle que la structure dominante. » Ce sont donc ces entorses à la linéarité réductrice et quasi-manichéenne du « néo-plasticisme » (5) défini par Mondrian, qui humanisent le travail de Jens Wolf et l’opposent par son sens des nuances et du faillible aux certitudes de la première moitié du 20ème siècle. (6) Ne dirait-on pas, en jetant aussi un coup d’oeil sur quelques autres des expositions de Jens Wolf, qu’il veut réécrire, ou plutôt, repeindre cette époque ou, du moins, la réorienter, en révisant non seulement Mondrian, mais, comme l’écrivit Claudia Seidel il y a déjà plus de sept ans, aussi Josef Albers, Frank Stella, Karl Benjamin ou Ilya Bolotowsky ? (7)
Les tableaux de Jens Wolf, peints à l’acrylique sur un épais contreplaqué, font plaisir à voir, sont extrêmement décoratifs et dégagent une impression d’harmonieux équilibre non dépourvu cependant d’une certaine dynamique. Il faut dire aussi que la présente exposition est loin de cerner la personnalité et les nombreuses formes d’expression de cet artiste qui peuvent, comme lors de sa précédente venue chez Nosbaum & Reding en 2009, prendre la forme de grandes peintures murales monochromes à peine contenues par la galerie. Mon impression est néanmoins que nous sommes davantage en présence d’un grand décorateur que d’un peintre au sens convenu du terme. Ceci dit, les oeuvres de cet artiste, né en 1967 à Heilbronn, qui a étudié à l’Académie des Beaux-arts de Karlsruhe, vit et travaille à Berlin, font plaisir à voir, et vous auriez tort, amis lecteurs, de vous en priver.
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1) Galerie Nosbaum & Reding – 4, rue Wiltheim – Luxembourg vieille ville, près du MNHA, ouvert mardi-samedi 11.00-18.00.- Expo Peter Zimmermann & Jens Wolf jusqu’au 3 mars.
2) Blob pouvant aussi bien signifier grosse goutte, que tache +/- en forme de goutte de peinture écrasée.
3) La robe Mondrian fut créée par Yves Saint Laurent en automne 1965, d’après le célèbre motif à lignes noires délimitant des quadrilatères blancs, gris, noirs ou de couleur.
4) Dans l’école de l’abstraction géométrique on distingue l’abstraction froide - Mondrian – et l’abstraction chaude – Kandinsky, Klee.
5) Le néo-plasticisme de Mondrian définit deux règles : 1. il n’y a ni courbes ni obliques mais que des traits verticaux ou horizontaux et 2. les couleurs sont les primaires uniquement : cyan, magenta, jaune et les non-couleurs : gris, noir et blanc. La première oeuvre vraiment néo-plastique de Mondrian est la « Composition avec jaune, rouge, noir, bleu et gris » (1920, Stedelijk Museum, Amsterdam, Pays-Bas). (Wikipedia)
6) Il faut toutefois rendre justice à Mondrian de ce que lui-même semble avoir prévu dans ses dernières oeuvres la fin de ces certitudes linéaires et simplistes en les fractionnant et les brisant, comme dans « Broadway Boogie wo » ou dans « Victory Boogie-Woogie »
7) Lire l’article de Claudia Seidel (en allemand) cité par la Galerie Hammelehle und Ahrens de Cologne à l’occasion de leur expo Jens Wolf de septembre 2004. Inscrire dans la fenêtre texte de votre moteur de recherche : www.kunstaspekte.de « Jens Wolf » « Claudia Seidel »
Giulio-Enrico Pisani