Kultur

Mohammed Al-Maghout : Un pont plus loin

Toujours à la recherche des ponts, passerelles et autres mains tendues par-delà les continents, les mers et les cultures que sont les poètes de tous pays, je fus agréablement surpris de découvrir ce 4 mars sur le blog http://forteresses.blogspot.com/ un article où Pier Paolo évoque un écrivain disparu depuis peu. Enfin, quand même depuis 4 ans, puisque le poète, dramaturge, romancier et scénariste syrien Mohammed Al-Maghout, né en 1934 à As Salamiya, est mort le 3 avril 2006 à Damas. Pionnier de la poésie arabe contemporaine, il en a renouvelé les formes traditionnelles dans des textes où se mêlent violence, désespoir et ironie. Sa vie fut marquée par la prison et l’exil au Liban, prix payé pour sa farouche indépendance.

Cependant, amis lecteurs, vous pensez bien que mon intention n’est pas de vous raconter ici ce que vous pouvez lire chez Pier Paolo, sur Wikipedia ou sur les quatre-vingt-dix autres sites Internet qui traitent de ce poète. (1) Non, ce que j’aimerais, c’est vous faire participer par l’entremise de certains auteurs, de quelques vers, de l’une ou l’autre idée, à ce que sa poésie a d’universel et, par là, nous concerne tous. C’est en effet à cela que l’on reconnaît le grand poète qui, tout en étant issu d’une culture déterminée, n’en est ni l’émanation ni le héraut, mais s’élève et élève ceux qui le suivent au-dessus des nationalismes, communautarismes, sectarismes et « revanchardismes » mesquins.

Homme qui a tout vu, tout connu, tout vécu, du meilleur et du pire, Al-Maghout était devenu de plus amer et pessimiste. Pourtant, à aucun moment ce désir d’Occident qui anime depuis toujours les grands esprits d’Orient (et réciproquement) ne le quittera. Sa dernière souffrance aura été d’en voir la réalisation se diluer au fil des années, des malentendus, des maladresses, des amalgames, de la bêtise, de la violence, des fractures religieuses et des raisons d’état. Et cet extrait trouvé sur Wikipedia, traduit de “Mort et agonie de Samia Saleh”, dans “Le bourreau des fleurs”, Beyrouth 2001, le montre bien :

« Trente ans,
Et tu me portes sur ton dos
comme le soldat blessé
Et moi je ne peux
Te porter quelques pas vers ta tombe,
Que je visite avec lourdeur
Dont je reviens avec lourdeur
Car je ne fus de toute ma vie
Fidèle ou attentif
A l’amour, ou l’honneur, ou l’héroïsme,
Je n’aime ni ville, ni campagne,
Ni lune ni arbre, ni riche ni pauvre,
Ni ami ni voisin, ni café,
Ni montagne ni plaine, ni enfant, ni papillon.
Dès lors, ma répugnance pour le terrorisme
Ne me laisse aucune chance,
Pas même celle d’aimer Dieu. »

De même ces deux poèmes parus dans « When the Words Burn : An Anthology of Modern Arabic Poetry : 1945-1987 », Edit. J. M. Asfour, Ontario, Cormorant Books 1988, et que j’ai traduits de mon mieux de l’anglais :

« La peur du facteur

Des prisonniers partout
envoie-moi tous ceux que tu as vus
d’horreur et de pleurs d’hébétude.
Pêcheur de tous rivages,
envoie tous ceux que tu sais
des filets vides et tourbillons marins.
Paysan de tous pays,
envoie-moi tout ce que tu as
de fleurs et haillons miteux
de seins déchirés
de ventres transpercés
d’ongles arrachés.
Envoie-moi l’adresse
en tout bistro en toute rue du monde :
Je prépare un énorme carton
sur la souffrance humaine
afin de le présenter à Dieu
dès qu’il est signé des lèvres de l’affamé
et des paupières de ceux qui attendent.
Mais, oh vous, les misérables de tous lieux
j’ai bien peur
que Dieu ne soit « illettré ». »

Ah, le doute, la colère et le déni qu’expriment ces deux poèmes dont l’esprit me rappelle le scepticisme de cet autre grand poète syrien que fut Maari il y a 1000 ans ! (2) Façon politiquement correcte d’exprimer entre les mosquées sa peur (ou sa certitude), que ce dieu « illettré », crée dans leur peur par les damnés de la terre et par leurs tyrans, n’existe tout simplement pas.

« L’orphelin

Oh, le rêve…
Ma voiture étincelante s’est crashée,
toutes ses roues dispersées tel gitans
au bout des terres !
J’ai rêvé une nuit de printemps
et lorsque je me réveillai
sur mon oreiller s’entassaient des fleurs.
J’ai rêvé autrefois de la mer
et au petit matin
mon lit était plein de nageoires
de poissons et de coquillages
Mais lorsque je rêvai de paix,
des harpons encerclèrent mon cou
comme le halo du matin.
Tu ne me trouveras plus jamais
au port ou dans l’attente d’un train.
Tu me trouveras
dans les bibliothèques publiques
endormi sur les cartes d’Europe
du sommeil de l’orphelin sur le trottoir
où ma bouche embrasse plus d’une rivière
et mes larmes coulent d’un continent au suivant. »

C’est toute la tragédie d’un Levant torturé dont la profusion de fleurs ne suffit plus à assurer la paix, ni la mer la poursuite du soleil. Le poète pleure sur une dérive des continents qui ne doit rien aux forces telluriques, tout comme sur cette Europe qui renie ses sources et où plus ni train ni bateau ne le conduira. Abdellatif Laâbi (3) dit ce douloureux voyage dans son Introduction à « Mohamed Al-Maghout, La joie n’est pas mon métier » (4) : « L’apparition d’al-Maghout dans le champ de la poésie arabe contemporaine ressemble à celle d’un météore. Comment ne pas penser à Rimbaud et à son destin fulgurant ? ». Adjectif auquel je crains devoir ajouter « éphémère », car si déjà Al Maghout avait lors de sa mort abandonné depuis belle lurette son filon poétique, où va-t-on en trouver des nouveaux, des comme lui, à une époque où il ne reste trop souvent aux « grands » que bavardage futile ou silence ? Qu’il est lourd, ce silence étouffé, coincé, broyé entre les mâchoires du nationalisme capitaliste arabe, de l’intégrisme musulman, des intérêts politiques de tous bords et de la pensée unique occidentale !

Youssef Bazzi, journaliste du journal Al-Mustaqbal, qui visita Al Maghout en septembre 2004 avec le poète irakien Mohamed Madhloum, nous dit que « Malgré sa fatigue, il semble calme et délivré de ses lamentations. Bien que son corps croule sous le poids de la vie exceptionnelle qu’il mena avec vacarme et sédition, il paraît réconcilié avec le temps et avec sa vieillesse. Il est doux et paisible, mais sans se départir, apparemment, de sa nature querelleuse, ni de son esprit flamboyant, ni de son verbe véhément, brillant et acéré. Toujours égal à lui-même, le poète blessé et blessant, choquant et innocent, homme de défi et craintif et qui troquerait « toutes les étoiles de l’Orient contre une allumette ». Il est encore lui-même, un coeur d’oiseau aux ailes d’aigle, un être mythique et maudit. Car comme il aime à le souligner : « Il y a une malédiction qui se nomme Maghout » ».

Toujours égal lui-même ? Pas si sûr. Quelque eussent été, jeune, ses aspirations, que Jalel El Gharbi dirait « occirientales », désormais, près de la fin, amer et blessé, ne semble-t-il pas vouloir troquer « toutes les étoiles de l’Orient contre une allumette » ? Où est le défi ? Certainement pas dans la dérision de ces vers :

« ...O touriste donne-moi tes jumelles
Puissé-je entrevoir une main
ou un mouchoir me faisant signe
Prends-moi en photo alors que je pleure
ou que je traîne mes loques devant les hôtels
et note au verso de la photo : poète d’Orient. »

El Gharbi écrivit peu après sa mort : « Ce chantre de la liberté connut la prison pour ses idées en 1955. C’est sans doute pourquoi il n’a jamais cessé d’attirer l’attention sur la précarité de la condition des poètes (...) Ce poète au visage buriné par les défaites, les déceptions et les désillusions arabes avait toujours gardé une expression de tristesse incurable qu’il désignait, par un recours à l’ironie, comme « le paroxysme de la douleur » ».

L’écrivain libanais Hassan Daoud est sur la même longueur d’onde et se souvient d’une lecture poétique à Beyrouth : « ... les jeunes poètes (...) aiment Maghout qui a échappé aux changements de goûts et d’époques. Peut-être trouvent-ils chez lui une prémonition de l’abattement dans lequel nous sommes tombés et qui nous caractérise encore. Cet abattement, il n’a pas fait que l’annoncer, il a aussi laissé entendre que l’expression d’une chose ne libère pas de l’amertume et de l’ironie qui lui sont inhérentes... ». Daoud pense toutefois que tout n’est pas perdu, car il reconnaît que « Avec sa poésie, Mohamed Maghout nous aidait à avancer vers cette nouveauté, que nous appelions « modernité » et restent, justement, ces jeunes poètes et écrivains qui peuvent affirmer « Avec sa poésie, Mohamed Maghout nous aidait à avancer vers cette nouveauté, que nous appelions « modernité » ».

Non, amis lecteurs, Mohammed Al-Maghout n’a emporté dans sa tombe ni l’occirient de Jalel el Gharbi, ni les ponts d’Abdellatif Laâbi, ni les passerelles d’Amin Maalouf. Et tant que les idées d’El-Maari, de Tawfiq Zayyad (5) et d’Al-Maghout continueront à vivre, tant que les poètes n’auront pas disparu de notre culture et de nos esprits, je croirai à la symbiose du Nord et du Sud, de l’Orient et de l’Occident. Je croirai que ceux-ci pourront se retrouver et faire de la Méditerranée cette agora et ce melting pot d’idées, de débats, d’échanges et de rencontre amicales qu’elle doit être.

***

1) où vous trouverez les remarquables articles de Jalel El Gharbi, Hassan Daoud et Youssef Bazzi en inscrivant dans votre moteur de recherche respectivement :

– Mohamed Maghout (1943-2006) Le grand poète n’est plus

– Mohamed Maghout, qui ne sait sans doute pas pourquoi sa poésie demeure vive

– Mohamed Maghout « J’ai choisi d’être un aigle apeuré plutôt qu’un rat tranquille »

2) v. mon article sur Maari dans www.zlv.lu/spip/spip.php?article2262

3) v. mon article sur Laâbi dans www.zlv.lu/spip/spip.php?article2158

4) trad. de l’Arabe par Abdellatif Laâbi, Édit. La Différence, Collection Orphée, 1992

5) v. mon article sur Tawfiq Zayyad dans www.zlv.lu/spip/spip.php?article2178

Giulio-Enrico Pisani