Kultur17. April 2021

Penser l'islam en Europe

Perspectives du Luxembourg et d’ailleurs

de Giulio-Enrico Pisani

Ce travail collectif est d’une actualité brûlante et, loin d’accumuler les usuelles observations, idées pr&conçues et poncifs sur les religions, provoque chez le lecteur une véritable lecture participative l’impliquant avec les auteurs dans ce vaste dialogue sur un sujet qui volens nolens nous concerne tous.  Ignorant les raideurs officielles d’ici et d’ailleurs, mais allant au plus près des faits et des causes, cette oeuvre ambitieuse plonge ses racines dans le colloque organisé à la Luxembourg School of Religion & Society et à l’Université du Luxembourg, intitulé «De l’islam à Luxembourg à une pensé européenne de l’islam».  

À une époque où la France débat de l’islamo-gauchisme, un concept qui, il faut bien le dire, ne veut pas dire grand-chose, sauf, peut-être, dans les milieux souffrant de macronite aigüe, il est réjouissant de voir la vénérable maison d’édition parisienne Hermann, fondée en 1876, publier un livre ayant pour but de penser sereinement le fait islamique en Europe.  Cet ouvrage collectif a paru sous la direction d’Alberto Fabio Ambrosio, spécialiste de l’islam turc et des confréries soufies, qui enseigne à la Luxembourg School of Religion and Society, et de Laurent Mignon, professeur de langue et littérature turques à l’université d’Oxford.  Dans leur introduction, Ambrosio et Mignon définissent leur démarche en ces termes: 

«Notre ouvrage aborde deux problématiques: la première est celle de la rencontre entre l’Europe et l’islam dans un contexte de tensions allant du repli identitaire ou communautaire au terrorisme, qu’il soit d’inspiration «islamiste» ou bien de nature islamophobe.  Or notre démarche se veut un rappel que cette rencontre est avant toute chose une opportunité.   Que l’islam, sujet polymorphe par excellence, en tant qu’objet d’étude et de contemplation a fait fructifier une multitude de domaines allant de la pensée aux sciences et aux arts en Europe – elle-même une autre entité qui ne peut être définie qu’au pluriel et qui constitue une source continue d’inspiration pour bien des intellectuels en terre d’Islam. Mais, avec ce livre, nous désirons également porter un regard sur des régions d’Europe moins étudiées dans le champ des recherches s’articulant autour de cette rencontre, comme la Belgique, l’Espagne contemporaine et, justement, le Luxembourg

Pour réaliser ce projet, les directeurs de l’ouvrage ont fait appel à un grand nombre de spécialistes internationaux de la chose islamique dans des domaines très divers allant de la philosophie à la sociologie, en passant par la théologie, l’histoire, les arts et même les statistiques.  Je ne puis bien sûr entrer ici dans le détail de leurs textes.  Aussi dois-je me contenter de vous citer leurs noms, dont l’un ou l’autre vous sont sans doute bien connus. Vous découvrirez ainsi, outre l’introduction et les textes de Laurent Mignon et Alberto Fabio Ambrosio, les points de vue et visions d’Emilio González-Ferrín, Chris Doude van Troostwijk, Luis Ojeda, Abdessamad Belhaj, Morgane Devries et Altay Manço, Pierre Marson, Sylvain Besch, Jean Ehret, Elsa Pirenne et Dževada Šuško.

  La première partie du livre se concentre sur les retombées du fait islamique sur la pensée, la culture et les sociétés européennes et met en exergue certaines zones moins connues de la géographie de l’islam en Europe.  C’est toutefois, sans nul doute, la deuxième partie de l’ouvrage qui se penche sur la rencontre, relativement récente, entre le Luxembourg et l’islam, qui intéressera le plus les lecteurs de chez nous.  Aussi tenterai-je tout d’abord de vous résumer très brièvement dans ce contexte l’histoire des musulmans au Luxembourg.

Les premiers migrants de croyance musulmane ne se sont installés au Luxembourg qu’à partir des années 1970.  Nombre d’entre eux étaient d’origine indo-pakistanaise ou turque, mais surtout yougoslave.  Certes, l’accord de main-d’oeuvre signé avec la Yougoslavie en 1970 y fut pour quelque chose, mais c’est principalement à la terrible décade de guerre et destruction y fomentée par les puissances occidentales de 1990 à 2001 que nous devons cette immigration.  Rappel dans le Luxemburger Wort du 16.2.2018.  Je cite: «… Le Luxembourg a accueilli des réfugiés originaires des Balkans dès le début du conflit armé en ex-Yougoslavie en 1991. Cette arrivée massive de demandeurs d'asile est alors la plus importante que le Grand-Duché ait jamais connu. Une première vague de 2.000 personnes en 1992 et 1993, puis une deuxième en 1998 et 1999, au moment de la guerre au Kosovo cette fois, avec près de 4.300 arrivées...».  Beaucoup de ces immigrés étaient des musulmans. 

Cependant l’histoire de l’islam au Luxembourg représente un chapitre relativement méconnu de notre histoire sociale et ouvrière récente.  Peut-être est-ce faire preuve d’ l’islamo-gauchisme que d’affirmer cela?  Mais qu’importe?  Le fait est, qu’avec l’énorme poudrière activée par les Occidentaux en Yougoslavie et son explosion en de multiples conflits sanglants, une nouvelle vague de migration musulmane, cette fois-ci principalement de réfugiés, s’établit au Luxembourg à partir des années 90.  Ils étaient originaires de Bosnie-Herzégovine, du Kosovo, de la Macédoine, du Monténégro et du Sandžak.  Finalement, une dernière vague a eu lieu dans le contexte du conflit syrien, qui a provoqué l’arrivée de réfugiés fuyant la guerre au Proche-Orient. 

Tous n’étaient pas musulmans, certes, mais en fin de compte, d’après les estimations récentes, 3 % de la population du pays serait de religion musulmane.  Elle constitue donc la deuxième communauté religieuse du pays, fait entériné par la signature en 2015 d’une convention entre l’État et la Choura, l’assemblée de la communauté musulmane du Grand-duché de Luxembourg.  Les deux principales spécificités de cette communauté sont, , qu’elle vient avant tout des Balkans et reflète les particularités de son islam, puis, , qu’il s’agit, toutes origines confondues, comme le notent Ambrosio et Mignon, «d’une communauté marquée par la guerre, les conflits ethniques, sectaires et par le traumatisme de l’exil involontaire».  De plus, au-delà du Luxembourg, ce livre est de par son approche objectivement critique et pluridisciplinaire, surtout l’occasion de partir à la découverte de l’islam dans toute sa diversité dans cette Europe dont notre microcosme grand-ducal est un peu le reflet, façon miroir convexe. 

L’important est toutefois de ne pas oublier, comme nous le rappelle Emilio González-Ferrín dans sa contribution sur l’Andalousie arabe, qu’il est nécessaire de distinguer entre l’islam en tant que religion, l’Islam en tant que civilisation et l’Islam en tant qu’ensemble de sociétés musulmanes contemporaines. La reconnaissance de cette complexité est en fait le meilleur antidote contre la montée de sentiments islamophobes en Europe dont s’inquiètent de nombreux auteurs participant à cet ouvrage, d’autant plus que l’expression de ces sentiments en mots ou attitudes ne peut qu’attiser les extrémismes de tous bords.  Si la religion est, comme l’écrivait Marx, «le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur», elle est un fait que l’on se doit d’étudier avec attention.  Le but de cet ouvrage est clairement de contribuer à cet important travail éducatif et analytique, tout en étant le produit d’une démarche engagée qui dénonce ouvertement les dichotomies simplistes au coeur des écrits des théoriciens du conflit entre les civilisations.

 

Fabio Ambrosio (Photo : Benoît Petit)

Laurent Mignon