Kultur18. März 2021

Bravo à Jean Portante, Frank Hoffmann et Jacques Bonnaffé

Un opéra social et intime sur les Frontaliers et les Frontières

de Michel Schroeder

Les mots jaillissent, fusent. Ils sont crachés par l’acteur et hurlent à la face du public. Jadis ce sont des fumées qui étaient crachées vers le ciel du Bassin Minier et de ses régions frontalières, par les Hauts Fournaux en activité, de jour comme de nuit. Et puis, jadis, il y avait aussi ces coulées incandescentes qui giclaient un peu partout.

C’est un public enchanté qui a quitté la salle de l’Atelier du Théâtre National du Luxembourg, le soir de la Première de «Frontalier» à laquelle nous avons assisté.

Un texte qui a secoué le public, qui lui a ouvert bien des portes et des horizons, un seul acteur sur scène, mais quel acteur ! Jacques Bonnaffé qui a sculpté les mots écrits par Jean Portante. Des phases ciselées, des images fortes, un acteur authentique.

La mise en scène est mémorable. Frank Hoffmann, en pleine forme, s’est donné à fond pour imaginer une présence sur scène à même de composer avec le texte. En assistant à cette représentation nous n’étions plus assis dans la salle, mais nous étions en harmonie avec toutes ces choses dites et décrites, clamées, parfois presque criées ou murmurées par l’acteur. Nous étions le Frontalier happé et séquestré par Les Frontières, nous avons également été tous ces personnages de Jean Portante.

C’est à tout cela que nous avons eu droit samedi passé. Considérez tout ce qui précède comme une incitation à aller voir cette pièce qui restera longtemps gravée dans vos mémoires.

Frank Hoffmann dit de Jean Portante que lorsqu’il écrit pour le théâtre, il passe de l’autre côté, qu’il passe la frontière qu’il passe outre. Que Portante passe la frontière du lyrique à l’épique pour entrer dans le règne du dramatique.

Raison pour laquelle, finalement, je pense que le titre de mon article convient parfaitement à la grandeur de cette œuvre magistrale.

L’écriture de Portante ressemble au long cri d’un violoncelle.

Il s’est glissé dans et sous la peau des personnages. Il leur a emprunté leur âme.

Il raconte autant le frontalier, ainsi que les frontaliers que la frontière et les frontières. Les vérités qu’il nous balance à la gueule font mal, parce qu’elles sont tristement exactes.

Il est arrivé à Differdange avec sa famille, alors que sa famille aurait aussi bien pu s’établir à Uckange. De ce côté si de la frontière, on travaille encore un peu dans la sidérurgie, de l’autre côté plus du tout. Sa famille a, sans le savoir, fait le bon choix, celui de poser ses bagages au Luxembourg.

Jean Portante se dit que lui aussi aurait pu être un Frontalier.

Son père et son grand-père ont eu faim, ce qui les a poussés à quitter l’Italie. Ils ont regardé les autres manger, ces autres qui les regardaient avec dédain.

Les mains de son père sont devenues toutes calleuses à force de serrer pelles et pioches. Le soir, les nuits, ces mêmes mains dispensaient des carasses à son épouse.

Aujourd’hui le corps de son père est rongé par une pieuvre noire et goudronneuse qui lui bouffe progressivement tous les organes.

Et puis il y a Cattenom et ses nuages. Finalement si cette grosse merde nucléaire éclate, peu importe de quel côté de la frontière nous vivrons, ce sera à notre tour de mordre la poussière, basta.

Lorsqu’en été sa famille allait passer des vacances sur la Méditerranée, en Italie, sa mère disait toujours qu’ils rentraient au pays, alors que son père disait qu’ils allaient passer des vacances au pays. Ils ne sont jamais rentrés vivre au pays, l’Italie, ils allaient seulement profiter du bon air marin, de la nourriture plus saine.

Tous les jours des Frontaliers de France, d’Allemagne, de Belgique passent la frontière pour venir travailler chez nous. Ils passent souvent des heures assis au volant de leur voiture. Ils sont volontaires, mais aussi forcés de le faire. Pour manger mieux peut-être, pour avoir à moins se priver !

Portante, dans sa pièce, invite également Khalid, Hassan, Moussa, Mohammad, Aylan. Aylan on l’a ramassé sur une plage à Bodrum en Turquie, il était un poisson mort recraché par la mer, son frère on ne l’a pas ramassé, sa mère non plus. La mer ne les a pas recrachés, elle les a avalés. Ces personnages sont tous d’origine syrienne, également à la recherche d’un peu de bonheur, fuyant les atrocités qui se déroulent dans leur pays.

«Frontalier» de Jean Portante et Frank Hoffmann, dans une mise en scène de Frank Hoffmann, sur scène Jacques Bonnaffé. Musique et effets sonores de René Nuss, costumes de Denise Schumann, lumières de Zeljko Sestak, assistante à la mise en scène Natalia Sanchez, stagiaire Pauline Cano. Cette œuvre a reçu le soutien de l’Institut Français.

Le soir de la première Jean Portante a confié à un couple d’admirateurs que son texte n’aurait jamais pu être mieux servi que par l’acteur Jacques Bonnaffé. 

Le texte «Frontalier» de Jean Portante a été publié dans la nouvelle collection de textes dramatiques Theatr/e chez Hydre Editions.

Prochaines représentations : Les 22, 23 et 26 mars à 20 heures à l’Atelier du Théâtre National du Luxembourg au 166, avenue du X Septembre à Luxembourg.