Tunisie : Forteresse assiégée ou Liberté en marche ?
Comment écrire aujourd’hui un article sur les tourments, vicissitudes, progrès et déceptions du printemps arabe, sans se retrouver le lendemain avec un texte complètement dépassé, obsolète, voire en contradiction avec la réalité sur le terrain ? Tout au plus peut-on s’en tenir aux grandes lignes d’une situation géographiquement limitée, à un seul pays donc, sans tenir compte – ce qui est en principe une erreur – de son contexte régional. Un examen de la situation tunisienne ne nous obligerait-elle pas à considérer la catastrophe libyenne voisine, ses dérives islamistes, ses guerres intestines et tribales ? Eh bien non. La Tunisie peut heureusement être considérée comme un cas à part. Tout premier peuple de l’arc machreko-maghrébin à se révolter contre une tyrannie issue d’un mouvement de libération anticoloniale perverti qui a fait son beurre avec le néocolonialisme euro-états-unien, les Tunisiens pourraient, s’ils le voulaient vraiment, être les seuls à ne pas trop s’en mordre les doigts.
J’ai bien dit pourraient, car la gésine de la « révolution du jasmin » est loin d’être achevée. Certes, la victoire du parti islamique « modéré » Nahdha (ou Ennahdha) n’est en rien comparable au raz-de-marée islamiste libyen, égyptien, ou à celui qui risque de submerger la Syrie. Mais l’indécision, la faiblesse et les tergiversations du gouvernement constitutionnel tunisien issu des dernières élections, peinent à permettre l’heureuse parturition d’une société libre et démocratique reconnaissant à chacun la liberté de pensée, de religion et de culture et, surtout, se donnant les moyens de la défendre. Le fait est qu’une large frange de ce parti autoproclamé islamique modéré « de type turc », ne s’oppose pas vraiment à la minorité d’islamistes fanatiques, née de la fange du lumpenprolétariat tunisien, dont ils espèrent racoler les voix en vue de futures élections qui assureraient à Nahdha la majorité absolue au parlement. Le premier parti tunisien va-t-il donc, en ajoutant l’opportunisme à la passivité, rater le train de la liberté en marche et transformer le pays en forteresse assiégée par les forces de l’obscurantisme le plus rétrograde ?
Forces ? Parlons-en de ces forces ! Ainsi qu’ont pu s’en rendre compte tout ceux qui ont suivi de près ces dernières semaines l’actualité tunisienne, cet amalgame de crédules simplets, de chômeurs désespérés, de voyous désoeuvrés, d’étudiants ratés et des prêcheurs wahhabites qui parviennent à les embrigader, a mis à jour un extraordinaire pouvoir de nuisance. Bien entendu, leur nombre est très minoritaire. Mais leurs actions coup de poing locales terrorisent la population (occupation d’universités, confiscation de mosquées, menaces de mort, violences physiques) et créent un climat d’insécurité qui risque de réduire à la misère une économie qui était la plus prospère du monde arabe hors pays pétroliers.1)# De plus, la perméabilité des frontières et la tolérance complice de Nahdha, permettent aux prêcheurs et conférenciers prosélytes intégristes et djihadistes d’accourir en masse pour « sauver » leurs frères tunisiens de l’« occidentalisation », de la laïcisation et de la « féminisation ».
Si je rappelle aujourd’hui ces faits bien connus et brise la réserve que je m’étais imposée, en vertu du « ne pas donner de conseils à qui n’en demande pas » et de ma conviction que les Tunisiens seraient parfaitement à même de régler leurs affaires, c’est que je ne m’adresse aujourd’hui pas tellement aux Tunisiens. Et je ne m’adresse pas non plus aux amis que je compte là-bas, dont je sais qu’ils sont de mon avis. Non, je m’adresse surtout aux politiques et aux hommes d’état européens qui seraient bien avisés de conditionner leur aide financière au gouvernement piloté par Nahdha à la fin des violences salafistes et wahhabites. C’est d’ailleurs dans le propre intérêt de Nahdha, car le salafisme est un mouvement sunnite fondamentaliste comportant une frange simplement hyper-conservatrice, mais aussi une frange djihadiste prônant la violence comme moyen d’affirmer ses idées. Et cette dernière n’attend qu’un affaiblissement du pouvoir central pour passer de la provocation, de l’agitation et de la petite délinquance au terrorisme pur et simple.
Le tourisme, qui était en 2007 la deuxième source de devises du pays, juste après l’industrie manufacturière, a dégringolé début 2011, a repris quelques couleurs (tout en restant 30% sous le niveau 2008) dans la deuxième moitié de l’année, est aujourd’hui en train de s’effondrer. Dans de nombreux lieux balnéaires plus d’un tiers des hôtels ont déjà fermé leurs portes. Il n’est même pas besoin de suivre l’actualité pour le comprendre. Je n’ai qu’à voir les devantures de nos voyagistes, où les destinations tunisiennes étaient en 2010 les grandes favorites et dont elles ont presque partout disparu. Or, c’est environ un million et demi de Tunisiens qui vivent du tourisme, c’est-à-dire 14% de la population. Les agences de voyages, voyagistes et hôteliers tunisiens sont d’ailleurs unanimes dans ce sens et craignent le pire.
Alors, si le gouvernement n’établit pas dans les plus brefs délais l’état de droit effectif, et non seulement en belles paroles destinées aux ministres étrangers prometteurs d’investissements, ce n’est ni aux salafistes, ni aux intellectuels laïques, ni aux communistes, ni aux libéraux, qu’il aura à faire, mais à une révolte de la faim qui va le balayer. Aux dernières nouvelles, il semble toutefois timidement commencer à réagir face aux puissantes manifestations de la société civile (plutôt citadine), aussi, Seif Soudani écrit-il dans « Le Courrier de l’Atlas » du 30 janvier :
« La Tunisie vient de vivre une folle semaine. Une semaine qui fera date parce que certainement décisive pour la transition démocratique qui, faut-il le rappeler, est encore en cours (...) ponctuée par trois évènements majeurs, intimement liés les uns aux autres, qui ont manifestement accéléré le cours de l’Histoire. Lundi 23 : nouvelle escalade des violences intégristes en marge du procès Nessma TV qui, fait inédit, s’en prennent désormais physiquement aux intellectuels et aux journalistes. Mercredi 25 : l’appel de Béji Caïd Essebsi marque le retour de l’ex premier ministre dans la vie politique. Samedi 28 : « Marche pour les libertés » à l’initiative de partis politiques d’opposition. La concomitance des préparatifs de la marche et de l’appel d’Essebsi n’est pas due au hasard. (Car) c’est désormais une tradition démocratique bien ancrée, un solide acquis de la révolution : la rue est régulièrement le théâtre d’une contestation spontanée, réagissant au quart de tour aux dérives liberticides d’où qu’elles viennent. »
La marche pour toutes les libertés semble avoir effectivement fait de ce samedi 28 janvier, une journée historique. Et Salah Horchani de titrer dans Le Journal de Mediapart du même jour : « La Joie du Jour », précisant que « Aujourd’hui, par cette belle « Marche pour Toutes les Libertés », où nous étions des milliers, hommes et femmes, côte à côte, de toutes catégories sociales, de toutes orientations politiques démocratiques, de tous âges, à crier notre attachement à nos libertés, à toutes nos libertés, par cette belle Marche, nous avons redonné courage et espoir à tous ceux qui commençaient à avoir peur face à une poignée d’activistes ne respectant ni notre foi, ni nos lois ! » Et, en effet, une autre source me confirme que, à l’université de la Manouba, ils (les salafistes) se font petits. Il semblerait que, suite à la manifestation du 28 janvier et à une certaine solidarité internationale, le chef du gouvernement ait donné l’ordre d’être plus ferme. À Tunis les salafistes se tiendraient plus ou moins à carreau. Ailleurs on continue à noter çà et là quelques exactions, surtout des agressions contre des enseignants. Mais, heureusement, la société civile, le peuple même, rejette ces wahhabites (et salafistes), qui vont encore aller dans le mur lors du Mouled,#2) car ils considèrent cette fête comme une hérésie. Or les tunisiens la fêteraient depuis 13 siècles avec beaucoup de tendresse (plus que de piété). Et mon correspondant de conclure sur une note d’optimisme : « A mon avis, le projet consistant à livrer tous les pays du printemps arabe aux wahhabites et aux salafistes n’a aucune chance d’aboutir en Tunisie... ». Alors, la liberté en marche !?
1) Et ce, en dépit des énormes ponctions et détournements de fonds de la mafia ben-ali-trabelsienne vers leurs poches et celles de leur clientèle.
2) Fête commémorant la naissance du prophète le 12 Rabi’ Al-Awal de l’année 1433 de l’Hégire, qui tombe cette année le 4 Février 2012.
Giulio-Enrico Pisani