2011 : Le Printemps des Peuples… arabes
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent
Tunisie, Algérie, Egypte, Jordanie, Yémen... L’histoire ne se répète jamais à l’identique, mais elle se répète. Et si trop de facteurs différents la déterminent entre ici et là, entre un siècle et l’autre, rendent unique chacun de ses évènements, tourments, pulsions, sursauts, bouleversements, assez d’éléments, de causes et d’effets se ressemblent, pour que l’on en tire d’utiles leçons. Aussi, pour n’être que lointaine, la parenté entre le Printemps des Peuples en 1848 et les évènements qui, partis de Tunisie, secouent aujourd’hui le monde arabe, n’en est pas moins évidente. Et les enseignements que l’on peut tirer au sud de la Méditerranée de ce qui se passa il y a 163 ans à son septentrion, sont nombreux, le premier à retenir étant que ceux qui animent les peuples ne doivent jamais relâcher l’attention et la pression. Trop facilement en effet, dès quelques satisfactions mineures (alimentaires et culturelles) obtenues, les masses inertes, égoïstes et craintives, galvanisées un instant, refluent, pour laisser aux renards occuper l’espace ouvert par les nouvelles libertés de circulation et d’alimentation dans le « poulailler » national. 1
C’est en novembre 1847 qu’éclata dans l’un de plus petits pays d’Europe, la Suisse, où les forces progressistes se soulevèrent contre la dictature des conservateurs, une révolution qui, flammèche tombant sur la poudrière sociale du continent, explosa en ce qu’on allait appeler le Printemps des Peuples. Et lorsque cette « Guerre du Sonderbund » s’acheva dès février 1848 par l’accession des helvètes à une constitution démocratique (pour l’époque), le feu révolutionnaire des forces libérales et sociales se propagea comme une traînée de poudre à travers l’Europe. En fait faudrait-il plutôt dire : se ralluma. Car, dans plusieurs pays, le feu, entretenu par la misère de l’industrialisation naissante, ne s’était jamais vraiment éteint depuis la dernière décade du 18e siècle. Tout au plus avait-il été étouffé. Tour à tour, les peuples de France, d’Autriche, de Hongrie, d’Italie, de Pologne, de la Confédération Germanique et de Roumanie s’enflammèrent, renversèrent ici leur gouvernement, obtinrent là quelques concessions, firent partout chanceler l’ordre monarchique, mais payèrent cette ouverture sur l’avenir par des flots de sang.
À Paris, en février 1848, les « Trois glorieuses » entraînent la chute de Louis Philippe et de sa monarchie de juillet ; le même mois, Karl Marx et Friedrich Engels publient le Manifeste du Parti communiste. Mais – avertissement de taille en 2011 au peuple tunisien – « déroutée par la facilité de sa victoire, l’opposition parlementaire ne sait que faire de sa République (...) Subrepticement, à Paris, les revendications sociales ont pris le pas sur les idéaux politiques. Plusieurs signes pourraient éclairer les contemporains (...) C’est la Seconde République ; elle échouera sur la question sociale (...) et ouvrira, (sous l’oeil navré de Victor Hugo et de tant d’autres), la voie au Second Empire ». 2 Et c’est Victor Hugo qui met en garde dans un terrible poème les forces vives des nations contre ce que j’appelais plus haut « les masses inertes, égoïstes et craintives », mais aussi lâches, opportunistes, ne faisant ni le bien ni le mal. Partiellement entendu (?) en 1848, son avertissement fut hélas oublié en 1851 et en 1871. C’est qu’il n’est pas tendre, Victor Hugo, avec cette engeance qui traverse toutes les classes du lumpenprolétariat à la cour impériale et dont nous n’avons nous-mêmes, hélas, par lassitude, indifférence, égoïsme ou peur, que trop souvent tendance à faire partie. Dans son poème « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », il loue, c’est vrai, avant tout les vaillants ; mais lisez la suite, amis lecteurs, cette suite qui désigne les fautifs de l’étiolement, du fourvoiement et de l’échec de tant de justes soulèvements et révolutions !
« Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont / Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front. / Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime. / Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime. // Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour, / Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour. / C’est le prophète saint prosterné devant l’arche, / C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche // Ceux dont le coeur est bon, ceux dont les jours sont pleins. / Ceux-là vivent, Seigneur ! … ». Et autant pour les louanges accordées aux braves !
Suit la dure stigmatisation des égoïstes, des lâches, des veules. Fleuri pour, avec et sur la révolution de 1848, le poème accuse dans sa deuxième partie ceux qui ne font ni le bien ni le mal, sinon par hasard, faiblesse, suivisme ou inadvertance et dénonce tous ceux dont le non-engagement et l’attentisme prudent coûteraient même aux « Trois glorieuses » la pleine victoire3 et des rivières de sang. Et, tout comme moi-même, le lecteur lucide (et Hugo quinze ans plus tard) de se demander si, en d’autres temps ou circonstances, ils ne risqueraient pas d’être eux-mêmes pusillanimes et trop prudents. Mais alors impitoyable et fort de sa fougue juvénile, le grand poète n’hésite pas à vouer aux gémonies les non-héros que le commun des mortels peut souvent être.
De par sa fureur moins fin, ironique e gouailleur qu’il ne sera bien des années plus tard par la voix de Gavroche, plus féroce qu’Henri de Régnier et bien plus sévère que de nos jours Darwich, Hugo devient ici le justicier dantesque. Difficile de ne pas voir surgir de ses vers furibonds le fantôme du comte Ugolin4 vengeur, s’en prenant cruellement au crâne de l’archevêque Ruggeri Ubaldini. Mais étrangement, si la parenté de ton avec l’oeuvre de Dante Alighieri nous mène au chant XXIII de l’Enfer dans la Divine Comédie, ce n’est pas ici que l’on retrouve les vers dont Hugo aurait pu s’être inspiré. Non, c’est au chant III, 31-69, qu’à Virgile et Dante s’offre en spectacle « Le misérable sort des âmes sans courage, / De ceux qui sans opprobre et sans gloire ont vécu… ». Plus loin Dante précise : « Dans le monde leur nom n’a pas laissé de trace ; / Trop bas pour la Justice et trop bas pour la Grâce ! » et définit ces êtres qu’il considère méprisables comme « Ces lâches, qui jamais ne vécurent ». Plus de cinq siècles passèrent après cette écriture, dont, après avoir loué ceux qu’il estime, Victor Hugo retrouve quasi-inchangés les sinistres acteurs dans son « Ceux qui vivent, sont ceux qui luttent » et dont les vers se poursuivent, colériques :
« ... ... ... Les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d’être en ne pensant pas.
Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids sans but, sans nœud, sans âge ;
Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ;
Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ;
Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit. »
À bon lecteur salut !
(1) Même en Europe occidentale, la maxime selon laquelle « le libéralisme, c’est la liberté du renard libre dans le poulailler libre » se vérifie toujours davantage depuis une trentaine d’années, et ce en dépit des pauvres combats d’arrière-garde des sociaux-démocrates.
(2) Lire l’article complet sur www.Hérodote.net
(3) Victoire en effet fort mitigée, puisque – nous l’avons vu plus haut – aboutissant à l’éphémère 2e république et au second empire.
(4) Hugo aurait-il été influencé par sa parenté anthroponymique avec Ugolin ? Sans doute. Comment en effet son immense culture lui aurait-elle permis de l’ignorer ?
Giulio-Enrico Pisani