Kultur

Juifs à cheval et autres Arabes mosaïques

 »Des juifs à cheval« , voilà comment Baroni, un personnage assez ambigu du roman Tancred ou la nouvelle croisade (1847) de Benjamin Disraeli (1804-1881) décrivait les Arabes. Ce récit du célèbre homme d’Etat et écrivain britannique mériterait d’être redécouvert, mais moins pour des raisons littéraires que pour sa dimension subversive dénonçant l’eurocentrisme et l’antisémitisme de la classe dirigeante anglaise. La fraternité judéo-arabe était un thème récurrent de l’œuvre littéraire de Disraeli. Ainsi dans Coningsby ou la nouvelle génération (1844), les juifs étaient catégorisés comme »Arabes mosaïques« , frères de sang des« Arabes mahométans.

Le but du présent article n’est pas de faire l’apologie du premier ministre de la reine Victoria, de ses politiques impérialistes et de ses théories raciales somme toute assez douteuses. Cependant certaines réflexions de Disraeli, le romancier, méritent toute notre attention. Son évocation de la supériorité d’une supposée »race« judéo-arabe, c’est-à-dire son inversion des arguments antisémites, a une résonnance toute particulière de nos jours. Depuis quelques temps déjà, une nouvelle organisation d’extrême-droite anglaise, la »English Defense League« organise des manifestations et des meetings dans les quartiers musulmans de grandes villes d’Outre-manche. Lors d’une rencontre avec la presse, le ministre travailliste des collectivités locales, John Denham a mis en exergue les parallèles entre la stratégie de ce groupuscule ultranationaliste et les politiques provocatrices de la British Union of Fascists d’Oswald Mosley durant les années trente. Le 4 octobre 1936, Mosley et ses chemises noires avaient voulu manifester dans le quartier juif du East End londonien, mais ils avaient été repoussés par ses habitants, soutenus par des groupes antifascistes après des combats de rue héroïques - la fameuse »Bataille de Cable Street.« 

La rhétorique fasciste d’aujourd’hui ressemble, elle aussi, à celle d’hier. Et comme jadis, elle est souvent intégrée, mais dans une version édulcorée, au discours politique prédominant. Dans les années trente c’était l’antisémitisme qui faisait gagner des voix, aujourd’hui c’est l’islamophobie. Ostracisés et »victimisés« , les immigrés d’origine musulmane et leurs descendants remplacent aujourd’hui les juifs comme parias des sociétés occidentales.

Malgré leurs conditions d’émergence différentes, les arguments antisémites et islamophobes partagent une même vision essentialiste de l’altérité qui ignore les réalités historiques, culturelles et sociales. Les thèses antisémites du philosophe jeune-hégélien Bruno Bauer (1809-1882) sont assez révélatrices dans ce contexte. Pour Bauer, le judaïsme était un anachronisme, une anomalie de l’histoire qui aurait dû disparaître avec l’avènement du christianisme. En s’obstinant contre le sens de l’histoire, les juifs s’étaient exclus de la modernité. On ne pouvait donc leur accorder de droits politiques car il existait une incompatibilité entre la pratique du judaïsme et les droits et devoirs du citoyen. Certes Bauer, un athée, soulignait qu’il fallait rejeter toute les religions, mais – et c’est assez significatif – il se focalisait surtout sur les juifs et le judaïsme dans sa critique. D’ailleurs durant la deuxième moitié du 19e siècle sa pensée allait évoluer d’un antijudaïsme théorique vers un antisémitisme raciste.

Les idées de Bauer, ici fortement schématisées, furent à l’origine de vifs débats dans les milieux réformistes juifs germanophones. Le Grand Rabbin de Luxembourg, Samuel Hirsch (1815-1889) et d’autres rabbins libéraux décortiquèrent les thèses de Bauer et réfutèrent son interprétation essentialiste et anhistorique du judaïsme. Karl Marx (1818-1883), aussi, s’attaqua aux idées de Bauer dans son fameux pamphlet« Sur la question juive »(1844) et dans La Sainte famille ou Critique de la Critique critique contre Bruno Bauer et consorts (1845). Avec raison, il reprochait à Bauer de confondre« l’État avec l’humanité, les droits de l’homme avec l’homme, l’émancipation politique avec l’émancipation humaine.« 

Dans ses écrits Bauer sous-entendait l’existence d’une essence judaïque qui n’aurait pas évolué depuis la nuit des temps. Un judaïsme en dehors de l’histoire ; irrémédiablement étranger. C’est sur ce point-là que se confondent les discours antijuif et antimusulman. L’islam n’est-il pas considéré aujourd’hui comme une religion rétrograde et obscurantiste comme jadis le judaïsme ? Or l’islam n’existe pas, pas plus que le judaïsme. Du moins au singulier. Il faudrait donc parler d’islam au pluriel en tenant compte des développements historiques – entre autres l’impact des croisades et du colonialisme – ainsi que des différences sociales, géographiques, culturelles et doctrinales. L’islam à Bagdad au 9è siècle n’était pas l’islam à Istanbul au 16e siècle. L’islam des derviches tourneurs n’est pas l’islam des Wahhabites. On pourrait multiplier les exemples.

Quand on relit aujourd’hui certains islamologues juifs du 19e siècle comme Abraham Geiger (1810-1874) et Ignác Goldziher (1850-1921), on est frappé par la profondeur de leurs connaissances, mais aussi par leur idéalisation de la civilisation islamique. Ce n’est pas vraiment étonnant. Le colonialisme et l’antisémitisme naquirent plus ou moins à la même époque. Discriminés dans leur propre pays, les orientalistes d’origine juive n’avaient aucun intérêt à déshumaniser les sociétés islamiques dans leurs écrits et ainsi à légitimer les« devoirs de civilisation« colonialistes des puissances occidentales. Tout au contraire. En montrant la splendeur de l’orient islamique, ils questionnaient directement les thèses sur la supériorité intellectuelle et morale de cet occident chrétien qui mettaient les juifs, les« Asiatiques de l’Europe« selon la sinistre expression de Johann Gottfried Herder (1744-1803), au ban de la société. Geiger espérait qu’une meilleure connaissance de l’orient islamique pourrait avoir un impact positif sur l’image des juifs en Allemagne et faire progresser leur combat pour l’émancipation politique. Cette dimension engagée de son travail de chercheur ne l’empêcha nullement de faire d’importantes contributions à l’islamologie.

Aujourd’hui l’étude des débats sur l’émancipation juive et des textes des premiers islamologues pourrait avoir un impact bénéfique sur les discussions à propos de l’immigration musulmane et de la place de l’islam en Europe. En effet, l’histoire semble se répéter. Peut-être qu’en galopant au côté des »juifs à cheval« et des »Arabes mosaïques« de Disraeli, il serait possible d’éviter qu’elle ne se transforme en une farce macabre.

Laurent Mignon