Kultur

Jan Fabre : « Thinking Models »

Modèles ou plutôt maquettes pensantes ? Mais à quoi peuvent bien penser des maquettes, où les modèles humains sont, à quelques exceptions près, davantage pensés qu’exhibés, sous-entendus, comme si, invisibles, sans y être, seulement censés y venir, ils étaient là, ce qu’après tout ils sont, grâce à la magie de Jan Fabre ? Et la voilà qui se déchaîne une fois de plus à la Galerie Beaumontpublic (1), cette sarabande de visions sans bornes, où de rares personnages, des fragments ou des cadavres de personnages ou d’animaux annoncent l’inquiétante remise en question d’un monde en sursis.

Ici drolatique, parfois baroque, ailleurs macabre, presque toujours pessimiste et nécessairement exhibitionniste, l’art de Jan Fabre rue dans tous les sens et va bien au-delà de ce que purent imaginer les maîtres du passé. Jérôme Bosch et Francisco Goya vous saluent bien, mais n’ayant pas connu Verdun, Ypres, Coventry, Dresde, Auschwitz ou Hiroshima, ils ne pouvaient prévoir la troisième guerre mondiale. Jan Fabre, lui, ne s’en prive pas.

Cet « enfant terrible de la “Nouvelle vague” flamande des années 80 » (2), est né en 1958 à Anvers, où il vit et travaille après y avoir étudié à l’Institut Municipal d’Arts Décoratifs puis à l’Académie Royale des Beaux-arts, et se définit (pour faire court) plasticien de formation. Je vous l’ai déjà présenté dans notre Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek le 19 décembre 2005 à l’occasion de l’exposition « Le temps emprunté » : photographies sur Jan Fabre, prises lors de ses spectacles et accompagnées de ses propres dessins et croquis. Quel fabuleux parcours créatif, que celui de cet artiste aussi polyvalent qu’anti-conventionnel ! « Celui-ci », écrivis-je alors, est « à la fois metteur en scène de théâtre, réalisateur, chorégraphe, scénographe, acteur, écrivain, peintre, plasticien, maquettiste et dessinateur, pour ne citer que certaines facettes de sa polyvalence... ».

Très modeste aperçu de son savoir-faire, que ma présentation de 2005. Je m’en rends compte aujourd’hui en visitant « Thinking Models », puis en découvrant ses dernières trouvailles et performances sur Internet (3), ou en lisant le splendide livre-album « Jan Fabre in the Grand-Duchy of Luxemburg 1994-2009 », publié par Beaumontpublic. J’avais vraiment encore tout à apprendre sur ce phénomène de la création artistique et dramatique. Et tout ce que je saisis à ce jour, n’est encore rien, comparé à ce que nous réserve sans doute ce touche-à-tout de génie. Mais il est à présent grand temps de nous pencher sur la vingtaine d’oeuvres que nous font découvrir aujourd’ hui madame Schneider et madame Rebelo, les deux fées de la galerie !

À droite de l’entrée, à l’opposé de l’escalier qui mène à la cave, un tableau, épais, en relief et intitulé « Dans les tranchées du cerveau », représente une oreille entourée de la chair corrompue d’une tête de cadavre affleurant d’un champ de tranchées (de la première guerre mondiale ?). Macabre, amis lecteurs, et d’un réalisme terrifiant ! À gauche de l’entrée, vous passez devant la réception et atteignez la petite salle, où vous attendent des mini-installations de langues en coquilles d’escargots ou pendues façon piments, de scarabées et d’un rat suspendu à deux piquets. Et nous voilà devant la provocation style Jan Fabre par excellence : « Fontaine du monde (en jeune artiste) ». Une sculpture d’homme nu (l’artiste jeune) étendu au sol, la tête légèrement relevée, comme pour admirer son phallus érigé et en éjaculation permanente, gît devant vous.

Toujours au rez-de-chaussée, dans la grande salle, on retrouve un Jan Fabre absolument surréaliste. Nous propose-t-il deux échappées possibles face à l’Armageddon, aussi vaines les unes que les autres ? Il y a un peu de ça, à une exception près, peut-être : l’Art, triomphant, la victoire de l’art sur la guerre, sur la politique de l’autruche et la fuite en avant. Galion, arche, vaisseau ou navire, le radeau de notre Flamand « volant » posé (flottant) sur pneus, équipé d’un terrain de football, d’une piste de course et de locaux couverts, vogue fièrement propulsé par ses trois voiles qui annoncent « Kunst / is niet / eenzaam ». « L’art n’est pas solitaire », proclame donc l’artiste, qui pourrait (je pense, mais comment en être sûr ?) y avoir ajouté in petto le sport et la fraternité (l’anti-solitude) pour contrecarrer la fin du monde. Vaisseau fantôme, vaisseau de rêve ou pieux désir ?

De l’autre côté de la salle, en diagonale, trois tours ou échelles (en fait chaque fois les deux en une) figurent peut-être à la fois l’orgueil, la vanité et la fuite : vaines échappatoires de l’homme se voulant ange afin de défier le ciel et y chercher un illusoire refuge. Ce sont la « Tour des mots silencieux (avec échelle dorée de Jacob) », la « Tour de Babylone » et un « Hommage à J. Beuys (pagode dorée sur matelas) ». Le top du surréalisme. Plus on monte haut... On connaît la suite et on n’est jamais assez prudent. Entre les deux, donc entre le vaisseau fantôme de la paix et les trois tours-échelles vers le ciel, six maquettes d’abris (en fait cinq abris et un cellier) aménagés et équipés avec beaucoup d’humour affichent leur dérisoire futilité face à la déflagration finale.

Le tour du rez-de-chaussée étant fait, nous descendons à la cave, question de voir les maquettes de ce qui pourrait « survivre » à l’apocalypse ou faire avec, comme le bibendum d’argent (métallique), l’araignée ou la moule. Les titres des oeuvres valent d’ailleurs bien la description que je pourrais en faire : « Masque mortuaire avec empreinte de bic (étape de la vie post-mortem) », « Cabinet entomologique II », « L’araignée qui engendre sa propre électricité (monument) », « Monument pour l’araignée catholique de la maison », « Money sculpture (homme seul dans une devanture) » et « Voiture moule » (c’est-à-dire la moule, le coquillage).

Le moins qu’on puisse affirmer, amis lecteurs, ce que l’actuelle exposition chez Beaumontpublic risque de vous décoiffer. N’y amenez ni votre chapeau, ni Soeur Eulalie, ni l’oncle directeur de musée, ni le cousin sociétaire de la Comédie française. Pas d’autres contre-indications pour affronter ce phénomène de Jan Fabre qui confiait au critique d’art Ludo Bekkers : « Quand j’étais un jeune artiste, je rêvais de mettre le feu aux musées avec mes expositions et de brûler les théâtres avec mes représentations ». Mais, pas de panique, amis lecteurs ! À ce jour Jan Fabre s’est contenté de mettre le feu à des billets de banque.

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1) Galerie Beaumontpublic, 21A ave. Gaston Diderich à Luxembourg ville, ouvert du mardi au samedi de 12,00 à 18,00 h. jusqu’au 28 novembre 2009

2) Selon biographie de Jan Fabre sur www.mycon-temporary.com/

3) Notamment sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Jan_Fabre (notez la décoration du plafond du salon des Glaces du Palais Royal de Bruxelles et les lustres recouverts de milliers de scarabées), ou ses nombreuses présences sur « You Tube », dont sa représentation (et interview) à Avignon

Giulio-Enrico Pisani