Denis Robert, sort une (dernière ?) fois ses griffes... sur toile
« Un type avec un regard d’artiste sera toujours plus fort qu’une multinationale » est l’étrange et donquichottesque titre que Denis Robert donne à sa dernière exposition à la Galerie Michel Miltgen. (1) Coup de maître du galeriste tout de même, que de permettre à l’artiste d’exposer sur « les lieux du crime », dans la forteresse bancaire luxembourgeoise même, donc à Ulysse d’exposer à Troie après l’avoir vaincue... mais en fin de compte pas plus détruite que ça. C’est que les affaires étant les affaires et leurs brasseurs aussi dépourvus de rancune que d’états d’âme, la grande magouille continue comme si de rien n’était. Est-ce parce que banquiers et lions de la finance à Luxembourg, Paris et ailleurs pensent sans doute être au-delà du bien du mal, qu’ils se disputent ses toiles ? Le fait qu’elles évoquent leurs turpitudes au quotidien, ne les ferait-il pas davantage s’en amuser qu’en être gênés ?
Le cheval robertien a eu, en effet, beau faire trembler trois lustres durant les Troies du blanchiment et des mensonges, incendier leurs murailles, les avoir humiliées en une soixantaine de procès victorieux, rien n‘y a fait. Tout comme chez le roi nu, ou la Margot de Brassens, dont le sein exhibé découvre leur lubricité, tous les gars, tous les gars du village (financier) « sont là, la la la la la la ; ils sont là, la la la la la… » Enfin, généralement incognito, bien sûr. Mais non Denis Robert, ce moderne Bayard, journaliste et écrivain né le en 1958 à Moyeure-Grande (Moselle), toujours sur la brèche et on ne peut plus visible, lui, malgré toute son amertume et son dégoût accumulés au contact de la politique française.
Et le galeriste de nous le présenter comme « ... un artiste qui raconte son temps avec des enquêtes, avec des livres (essais, romans), avec des films et aujourd’hui avec des tableaux. Son exposition au Luxembourg est une sorte de retour sur le lieu du crime, pas le sien évidemment. Dans une autre vie, il a mené une enquête sur les rouages de la finance dont un des centres nerveux est - justement - le Luxembourg. Dix ans de cauchemar judiciaire, quelque soixante procès, des centaines de visites d’huissiers pour que finalement la justice lui donne raison. Définitivement » (2). Blanchi donc à son tour, l’artiste ; voilà au moins un blanchiment sensé !
Et artiste, il l’est, et plus précisément, artiste plasticien, maître du graffiti, art qui englobe dans son acception courante toute sorte de peintures, gribouillages et écritures murales. Souvent simple amusement artistique, le graffiti véhicule cependant plus qu’à son tour messages, avertissements, désaveux, protestations ou autres cris de la rue et de la culture underground. D’innombrables artistes comme Jerzy Ruszczynski, Catherine Klein, Franca Ravet, Germaine Muller, Gérald Faivre Courtot, Rico Sequeira, Troy Henriksen, ou Jacques Villéglé (3), pour ne citer que ceux-là, y touchent, voire y excellent et ont fait entrer le graffiti en galerie, l’ont rendu « fréquentable ». Fini l’underground, et chez Denis Robert plus que chez tout autre ! Car, loin de toute semi-clandestinité, ses graffitis sont rébellion ouverte et affichage (en partie post partum) d’un combat heureusement victorieux, mais sans grandes conséquences. Car il faut bien en convenir ; si toutes ses batailles contre les B.G., Menatep et autres Clearstream ont été gagnées à ce jour par Denis Robert, ces châteaux forts de la finance se portent mieux que jamais et il n’est pas question pour lui de rentrer les griffes... quitte à ne plus les exercer que sur toile, du moins pour l’heure.
Je vous rappelle, amis lecteurs que le mot graffiti vient de l’italien graffito, donc graffiare (4), griffer. Dès lors, quoi de plus normal que notre artiste choisisse ce mode d’expression artistique pour porter son combat d’essayiste et de journaliste d’investigation au niveau visuel ? « L’art m’a aidé à penser différemment.
Il permet une émotion qui touche les gens plus que l’écriture journalistique », aurait-il en effet confié à Emmanuelle Anizon et Richard Sénéjoux dans Télérama n° 3198 du 2 mai. Effectivement, vu la baisse des ventes des journaux en général et de la désaffection du lecteur, même sur la toile, des grands articles de fond, longs à lire, c’est un raisonnement qui tient la route. Quoique... les visiteurs de cette expo de Denis Robert, ce « ... type avec un regard d’artiste (qui) sera toujours plus fort qu’une multinationale », ne seront pas vraiment dispensés – graffiti oblige – d’un minimum de lecture.
Prenez par exemple cette toile remplie de codes, (5) où s’intercalent des noms comme Warburg Securities, BNP Paribas, Chemical Investment et autres HSBC Bank, où une petite fille stylisée annonce en gras rouge : « Maffia is back ». Ou cette autre tableau à fond rouille zébré de banderoles affichant codes, dates, noms et capitales financières et ainsi de suite ! La même idée court à travers des dizaines de tableaux, mais développée et mise en scène – en fait sur toile – de façons très différentes. Notez toutefois que, indépendamment du contenu écrit, parfois limpide, mas souvent sibyllin, voire incompréhensible, du message graphique, les toiles sont peintes, « collagées », illustrées, coloriées et graffitées avec beaucoup de goût, d’harmonie et de savoir faire.
Dans de nombreux tableaux, en fait mes préférés, surtout là où le graffiti se mêle ou se surimpose à divers collages (extraits de journaux, photos, etc.), leur valeur esthétique et décorative n’est pas liée, ou dépend peu de leur contenu sémantico-politique. Et, toujours selon Emmanuelle Anizon et Richard Sénéjoux, Denis Robert reconnaît en avoir eu la preuve désenchanteresse lors de sa première exposition, « Recel de vol » en 2007 à la Galerie La B.A.N.K., Paris : « J’ai fait dix toiles avec le peintre Philippe Pasquet : (...) J’étais inquiet de savoir l’accueil du public et je craignais des achats liés à mon nom ou à Clearstream. Mon premier acheteur était un collectionneur américain qui ne lisait pas le français... ».
En voyant cependant ses tableaux les plus récents, on a l’impression – c’est d’ailleurs le galeriste qui m’y a rendu attentif – que Denis Robert en a par-dessus la tête du milieu de la politicaillerie financière, tout comme, peut-être, de son propre donquichottisme, et qu’il tend à retrouver ses anciennes amours, la psychologie et la psycholinguistique (où il avait obtenu un DEA). Graffitis et collages à signification politique et/ou financière y cèdent en effet à l’imagerie cérébrale et aux plongées dans le subconscient. Régression, simple pause ou assagissement ? L’avenir nous l’apprendra. Le sait-il d’ailleurs seulement lui-même ?
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(1) Galerie d’Art Michel Miltgen, 32 rue Beaumont, Luxembourg centre. Ouvert lundi 14-18 h, mardi vendredi 10-12,30 h & 14-18 h / samedi 9,30-12,30 h & 14-18 h.- Expo Denis Robert jusqu’au 30 juillet.
(2) Voir biographie détaillée de Denis Robert et ses « affaires », y compris Cleastream 1 et 2, sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Robert.
(3) Artistes que j’ai tous présentés une ou plusieurs fois dans notre bonne vieille Zeitung.
(4) Du latin graphium : poinçon à écrire, à érafler ; éraflure, griffure.
(5) Codes, notamment SMS, qui lui ont permis, durant ses enquêtes financières, de faire fi des écoutes auxquelles étaient soumises ses communications.
Giulio-Enrico Pisani