Kultur

Poésie pour tous, toujours et partout(2)

Nous sommes tous des passants

Dans mon article du 19 février 2010, intitulé avec une sorte d’à-propos anticipé « La passante de l’Occirient »(1), je vous présentais le recueil de poèmes de Jalel El Gharbi, « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête », dont j’extrais pour vous notre première passante : « Il y avait la passante / Si sombre en sa beauté / Rachid al-Hallaaq Abû Shâdi, / Le dernier conteur de Damas / Ne pouvait pas savoir que la passante avait pris mon âme ». Je vous rappelais alors qu’El Gharbi voguait fort loin de la cruelle légèreté française de la célèbre passante de Baudelaire et que ses vers nous découvraient une autre cruauté, celle du multimillénaire fatum méditerranéen. Ainsi que l’ai expliqué dans la première partie de cet article, que je terminai en pointant sur la multiplicité des significations possibles d’une métaphore, il n’y a là aucune contradiction.

La passante est belle. Marcel Proust évoque dans « À l’ombre des jeunes filles en fleur », prose, certes, mais combien poétique : « ... la beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu’ajoute à une passante fragmentaire et fugitive, notre imagination surexcitée par le regret ».

Elle est cruelle. C’est dans le recueil « Les Fleurs du mal » de Charles Baudelaire que nous retrouvons « La passante » la plus célèbre, dont l’immense poète nous dit qu’il ne la verra plus qu’« Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! / Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, / Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »

Moi-même, pourtant peu porté sur le spleen, dans mon premier recueil, « Amours d’un soir fin septembre »(2), j’ai reconnu cette douleur dans le poème « En passant par Paris », tout en l’allégeant, sinon en la guérissant par le bonheur saisi dans l’instant (carpe diem). En voici la dernière strophe : « Mais le flirt suggéré, gratuite connivence, Le sourire en passant, dénudant mais pudique, Appuyé aux Tuileries et envolé à La Défense, est baiser éternel au souvenir magnifique » . Ici, la permanence du souvenir, source de joie, console de la perte. C’est tout ce qui reste. C’est tout ce qui peut subsister. Mais n’est-ce pas là l’essentiel ?

La passante peut être légère. Dans « Soeur inconnue », encore un poème de mon recueil « Amours d’un soir fin septembre » elle reste éphémère tout en s’inscrivant dans la durée : « Toi la passante, dont le chemin, / jour après jour, toujours le même, / croise ma route, certes, en vain, / depuis trente ans, inconnue, je t’aime. // De ton sourire – c’est tout ce que j’ai – les frôlements distants je chéris. / Tu es comme un sœur, mais un jour, qui sait, / dans l’au-delà ou au paradis / l’amour que nous n’avons pas fait / vêtu d’inceste nous sera permis. »

Elle ne promet rien. Nettement moins pessimiste, Charles Trenet, lui, propose gentiment à sa passante : « Vous, qui passez sans me voir, Sans même me dire bonsoir, Donnez-moi un peu d’espoir, ce soir... » . Le « carpe diem » est ici essentiel, quitte à ce que le « di » (jour) devienne soir...

Elle provoque (plus inconsciente que coquette). Afin de ne pas laisser s’envoler la chance, la belle, notre passante donc, Victor Hugo, dans « L’Âme en fleur » de ses « Contemplations », la provoque à son tour : « Si vous n’avez rien à me dire, / Pourquoi venir auprès de moi ? / Pourquoi me faire ce sourire / Qui tournerait la tête au roi ? / Si vous n’avez rien à me dire, / Pourquoi venir auprès de moi ? » et, plus loin, allant jusqu’à se voir lui-même comme passant, « Si vous voulez que je m’en aille, Pourquoi passez-vous par ici ? / Lorsque je vous vois, je tressaille : / C’est ma joie et mon souci. »

Éphémère, elle ne fait que passer. Dans ses Odelettes, Gérard de Nerval croise la passante en gaieté, celle qu’il évoque dans « Une allée du Luxembourg », un peu comme chez Trenet ou même chez moi, mais la ramène tôt fait à une métaphore de sa propre jeunesse qui s’achève, du temps qui passe, du bonheur qui fuit : « Elle a passé, la jeune fille, / Vive et preste comme un oiseau ; / A la main une fleur qui brille, / A la bouche un refrain nouveau. (...) Mais non, ma jeunesse est finie... / Adieu, doux rayon qui m’as lui (3), / Parfum, jeune fille, harmonie... / Le bonheur passait, il a fui ! »

Elle est parfois tragique. « La passante » mystérieuse du poète canadien Emile Nelligan, revêt le même sens métaphorique que celle de Nerval, mais annonce d’emblée la couleur ou, plutôt, le deuil de son état. Voici donc ce sonnet, si beau que je ne peux l’amputer : « Hier, j’ai vu passer, comme une ombre qu’on plaint, / En un grand parc obscur, une femme voilée : / Funèbre et singulière, elle s’en est allée, / Recélant sa fierté sous son masque opalin. // Et rien que d’un regard, par ce soir cristallin, / J’eus deviné bientôt sa douleur refoulée ; / Puis elle disparut en quelque noire allée / Propice au deuil profond dont son coeur était plein. // Ma jeunesse est pareille à la pauvre passante : / Beaucoup la croiseront ici-bas dans la sente / Où la vie à la tombe âprement nous conduit ; / Tous la verront passer, feuille sèche à la brise / Qui tourbillonne, tombe et se fane en la nuit ; / Mais nul ne l’aimera, nul ne l’aura comprise. »

Elle est insaisissable. Ainsi dans « Les Passantes » d’Antoine Pol, dédicace au fugitif phantasme de l’éternel féminin, mis en musique et chanté par Georges Brassens, la consolation du souvenir n’empêche pas le regret. Je la chantonnais parfois, jeune frontalier, dans le train entre Luxembourg et mon boulot à Troisdorf : « Je veux dédier ce poème (...) À la compagne de voyage / Dont les yeux, charmant paysage / Font paraître court le chemin / Qu’on est seul, peut-être, à comprendre / Et qu’on laisse pourtant descendre / Sans avoir effleuré sa main (...) Alors, aux soirs de lassitude / Tout en peuplant sa solitude / Des fantômes du souvenir / On pleure les lèvres absentes / De toutes ces belles passantes / Que l’on n’a pas su retenir »

Mais toutes ces passantes, et ce depuis Malherbe avec sa « Consolation à M. Du Périer » jusqu’au poète irakien Maarouf Roussafi et son poème « La veuve donnant le sein » ne sont pas chantées par le mot « passante ». Certains poètes préfèrent en effet suivre la réflexion de Mallarmé selon lequel « nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner à peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve ! ». Ceux-là aiment sous-entendre, circonscrire, métaphoriser jusqu’aux métaphores. Passants ou passantes n’y apparaissent qu’entre les lignes et jaillissent du contexte poétique, ou du « non dit », comme dans le fameux « … rose, elle a vécu ce que vivent les roses, / L’espace d’un matin… » de Malherbe. Même absence dans « Angine de Poitrine », de Nazim Hikmet(4), où ce poète communiste turc se projette, sempiternel passant lui-même, dans tous les engagements du monde, « Si la moitié de mon coeur est ici, docteur, / L’autre moitié est en Chine, / Dans l’armée qui descend vers le Fleuve Jaune. // Et puis tous les matins, docteur, / Mon coeur est fusillé en Grèce » . Autre passante non dite : celle de Maarouf Roussafi, que le poète regrette ne pas avoir approché. « Ah que ne l’ai-je pas rencontrée ! / Elle marchait le pas alourdi par la misère... » (5). Elle a passé, certes ; mais, le poète, n’a-t-il pas passé son chemin ? Un passant !

Qu’en est-il en effet des passants, au masculin donc, amis lecteurs ? Ils ne sont pas trop fréquents, convenons-en. Notez, j’en ai évoqué un moi-même dans un poème intitulé « La raquette », un passant de l’amitié, dont je vous fais l’économie pour des raisons d’espace rédactionnel. Pour cette même raison je ne saurais hélas citer plus que les six premiers vers du poème d’« Où est la maison de l’ami ? » de Sohrâb Sepehri, poète et peintre iranien dont le passant cherche l’ami : « C’était l’aube, lorsque le cavalier demanda : “Où est la maison de l’ami ?” / Le ciel fit une pause. / Le passant confia le rameau de lumière / qu’il tenait aux lèvres / à l’obscurité du sable... » (6). Mentionnons aussi les beaux vers dans le « Le Passant fabuleux »(7) de la poétesse belge Béatrice Libert, qui contemple une « Vie brisée / en miettes sur la table / en éclats de jours tordus // Face-à-face entre le Destin / Et le Passant magique / Dont la main sait / Rompre le cou à la folie / Sans lui casser les ailes ».

Bien d’autres « passants » peuplent sans aucun doute le patrimoine poétique. Admettons simplement qu’ils ne crèvent pas l’écran géant de la poésie mondiale. Cependant, quelque soit la signification que l’on donne à ces passantes et passants, elles ou ils restent, comme l’écrit avec perspicacité Jean-Pierre Longre sur la pièce de Queneau « En Passant », « des êtres fugitifs » . Et nous voilà de retour à la « case » Baudelaire : « ...Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté... »

Giulio-Enrico Pisani

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1) www.zlv.lu/spip/spip.php?article2252
2) Éditions Schortgen, Esch/Alzette, 1996
3) Lui : participe passé du verbe luire (dans le sens d’éclairer)
4) Éditions Gallimard, 2002, page 89
5) Vers traduits par Jalel El Gharbi
6) Poème traduit par Jalâl Alaviniâ, source : « La Revue de Téhéran »
7) Dans « Il neige dans la nuit et autres poèmes », Édit. Autres Temps, Marseille, 2003