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Tunisie 2012 premier bilan (2)

Nahdha : dérapages individuels ou stratégie concertée ?

Un peu des deux, sans doute. En effet, l’indulgence coupable de Nahdha, le parti au pouvoir, vis-à-vis des violences des Salafistes – parfois le fait de vulgaires malfrats se découvrant religieux pour profiter de cette nouvelle permissivité – a pu le faire croire un temps, comparé à ces hystériques frustrés (1), comme ce qu’il se prétend : un parti islamiste modéré. Les Tunisiens ont hélas vite déchanté, lorsque les tentatives de radicalisation islamiste du gouvernement dominé par Nahdha se sont multipliées, ainsi que les dérapages, ignorés ou à peine blâmés en haut lieu du bout des lèvres, tendant à devenir la règle. Il paraît que l’on s’habitue à tout. Le fait est que je commence à ressentir chez certains de me correspondants de signes d’écoeurement, de lassitude, voire, à divers degrés, des ombres de résignation. D’autres résistent plus tenacement que jamais, continuent à se battre, mais combien tiendront jusqu’au bout ? Le danger, c’est qu’à force de voir commettre des impairs, l’impair ne devienne la règle. Et, en effet, ainsi que nous le rappelle Moez Ben Salem dans son « Bilan d’Ennahda en 100 points » mis en ligne le 17 juillet (2), mais repris le 19 par le magazine Kapitalis, le série noire continue.

Avant même d’avoir obtenu ses pouvoirs actuels grâce à des élections démocratiques, où les partis laïques leur ont « offert » la majorité sur le plateau d’argent de leurs divisions et égotismes narcissiques, Nahdha provoqua un formidable « appel d’air » de prédicateurs ignobles et autres charlatans venus du Golfe, d’Algérie d’Égypte et d’ailleurs, reçus en grande pompe. Ainsi la Tunisie a eu droit, par exemple, au sinistre Wejdi Ghanim, tristement célèbre pour son apologie de l’excision des fillettes, horrible coutume datant la « Jahiliya » (جاهِليّة, barbarie), ce qui a provoqué un tollé au sein de la population la plus éduquée du monde arabe.

Alors que le pays vit une grave crise économique, plutôt que de réduire les dépenses publiques, on forme un gouvernement pléthorique de 80 membres, les postes-clés étant bien entendu confiés à Ennahdha, notamment le ministre des affaires étrangères étant le gendre du président d’Ennahdha. De plus, le gouvernement nahdhaoui change tous les gouverneurs et délégués et procède à des nominations partisanes, tentant d’infiltrer tous les rouages administratifs. Mais introniser à tout prix amis, gendres et autres parents peut amener des situations cocasses d’incompétence. Un tel gendre, confondant entre Tunisie et Qatar, affirme que la longueur des côtes tunisiennes est de 500 kilomètres (3), ou, toujours grâce à ses vastes connaissances géographiques, débarquant à Istanbul, il affirme être heureux de se retrouver dans la capitale turque. À Davos, lors du Forum économique mondial, plutôt que de s’adjoindre le ministre des Finances, le Premier Ministre se fait accompagner par le Cheikh Rached Ghannouchi (président du parti Ennahdha) lequel en profite pour inviter sa fille et son gendre Rafik Abdesslem. Et, pour couronner le tout, celui-ci déclare le plus sérieusement du monde : « Ce gouvernement est le meilleur de l’histoire ». (4)

La politique étrangère du gouvernement nahdhaoui est bien sûr à l’avenant et Moez Ben Salem dénonce également une politique inféodée aux pays du golfe. Dans un premier temps, Khayem Turki devait occuper le poste de Ministre des finances, mais il essuie le veto d’un petit pays du golfe. Le ministre des domaines de l’état refuse, lui, de donner une interview à la chaîne nationale Watanya, lui préférant la chaîne qatarie Al Jazeera. La Tunisie renonce en outre à un prêt japonais à taux d’intérêt réduit pour emprunter auprès des Turcs et des Qataris. Pour ne pas froisser l’Arabie Saoudite, la Tunisie renonce à taper du poing sur la table pour obtenir l’extradition du dictateur déchu Ben Ali. Puis, le Qatar impose à la Tunisie de rompre précipitamment ses relations diplomatiques avec la Syrie. Aussi – retour aux clowneries – on s’empresse de chasser l’ambassadeur de Syrie à Tunis, avant de réaliser qu’on chasse un fantôme, l’ambassadeur n’étant plus en poste depuis plusieurs mois.

Dans le domaine de l’arbitraire tyrannique les charges s’accumulent. Après une tentative ratée de mettre la main sur la Banque Centrale Tunisienne à travers une loi que voulait faire passer Ennahdha à l’Assemblée constituante, le gouvernement revient à la charge en envoyant des éléments proches d’Ennahdha organiser une manifestation à la BCT pour réclamer le départ de son gouverneur. On cherche en effet coûte que coûte à évincer de son poste de Gouverneur de la Banque Centrale Mustapha Kamel Nabli, pourtant élu comme étant le meilleur à son poste en Afrique. Opération réussie le 17.7.2012. M. K. Nabli a été limogé par l’Assemblée nationale constituante. Motifs officiels : multiples et vagues. Motif réel : M.K.M. exigeait que la BCT conserve une totale indépendance, ce que le gouvernement Nahdha ne veut pas accepter. L’assemblée constituante le remplacera par Chedly Ayari, élu à une très courte majorité.

Il faut également citer les hold-ups nahdhaouis sur les médias à travers la nomination de directeurs et de rédacteurs en chef connus pour « leur dévouement » au pouvoir, certains d’entre eux étant des anciens thuriféraires de Ben Ali. Moez Ben Salem dénonce aussi une véritable campagne de dénigrement à l’encontre des journalistes et des médias, accusés par Nahdha et ses nervis d’être responsables de tous les maux de la Tunisie ; cette campagne étant orchestrée par le Conseiller politique du 1er ministre à coups de propos grossiers, d’intimidations, etc. Les milices pro-Nahdha ne sont pas en reste et, cherchant à aider leurs sponsors à asseoir leur domination sur les médias – notamment sur la Télévision nationale et ses deux chaînes Watanya 1 et 2 –, elles ont organisé un sit-in juste en face du siège de l’établissement, offrant deux mois durant un spectacle pitoyable de voyous lançant force mégaphones des slogans orduriers appris par coeur, ainsi que des grossièretés à l’adresse des speakerines et présentatrices du télé-journal.

Mais on aurait tort de mettre tout sur le dos des Salafistes. Les administrations étatiques et la justice s’y mettent aussi. Il y a quelques jours à peine, une femme a été interdite d’entrée au siège du gouvernorat de Sfax parce qu’elle était non voilée. On se souvient aussi de l’affaire Nessma-TV, chef-d’oeuvre de manipulation des foules et de la justice, où, suite à la diffusion de Persepolis, film déclaré blasphématoire, alors qu’il a été projeté sans problème deux ans plus tôt dans diverses salles de cinéma de Tunisie. Le Directeur de la chaîne, agressé par des Salafistes, a été condamné pour trouble à l’ordre public et atteinte aux bonnes moeurs) lorsque les agresseurs (provoqués, les pauvres chéris !) ont été innocentés. Quant au directeur du quotidien Attounissia, Nassreddine Ben Saida, il sera arrêté et condamné suite à la publication d’une photo du footballeur tunisien Sami Khedira posant avec sa copine Lena Gercke mi-nue à la une du journal.

Et il y aurait bien d’autres points noirs. Mais je ne peux évidemment pas m’arrêter ici sur chaque détail de ce long réquisitoire dont bien d’autres accusations mériteraient pourtant d’être citées. En effet, limité par l’espace rédactionnel, il me faut renoncer au trop anecdotique, même scandaleux ou hilarant, pour aller à l’essentiel. Et l’essentiel est surtout, à mon avis et à celui de Moez Ben Salem, l’islamisation quasi-forcée de la société tunisienne, où gouvernement et justice permettent à des extrémistes de prendre de force le contrôle de dizaines de mosquées, de destituer des imams, les remplaçant par d’autres, qui se lancent dans des prêches incendiaires. Et cela est bien dans la ligne du scandale de l’émirat salafiste de Sejnane, véritable état dans l’état, toléré, sinon encouragé, par les autorités, une abomination que ce citais dans la 1ère partie de cet article. Selon les illuminés et les incapables qui dirigent actuellement la Tunisie, il faudrait sans doute aussi islamiser la médecine. Le responsable de la mosquée Zitouna, dénigrerait en effet les médecins tunisiens et prétendrait que la Zitouna serait le lieu idoine pour l’enseignement de la médecine. Il y a toutefois pire, beaucoup pire, mais cela, amis lecteurs, je vous en parlerai dans ma prochaine suite. Ce bilan « remarquable » a été réalisé en un temps record par un gouvernement provisoire ; qu’en sera-t-il lorsqu’il s’agira d’un gouvernement élu pour 5 ans ou plus ? Et Ben Salem de poser, également dans Kapitalis, la question qui tue : en Tunisie, vivons-nous dans un état de droit (…) depuis la mise en place d’un gouvernement provisoire dominé par le parti islamiste Ennahdha ? (5) De plus en plus de Tunisiens emploient en effet le terme de « république bananière ».

à suivre

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1) Canaille dont le nombre pourrait avoir encore augmenté suite la libération anticipée de milliers de criminels (y compris des pédophiles) à l’occasion du 1er anniversaire de la révolution.

2) L’article de Moez Ben Salem, auquel je consacre l’essentiel de ma présente série, peut être lu in extenso sur www.kapitalis.com/afkar/68-tribune/10885_le_bilan_remarquable_d’ennahdha_en_100_ points, mais aussi sur www.latroisiemerepubliquetunisienne.blogspot.com/

3) En réalité 1150 Km pour sa partie continentale et 1600 Km îles comprises.

4) Je ne fais que citer, bien sûr. Ainsi qu’on peut le lire dans un autre de ses articles dans Kapitalis, « Que fait encore « Rafik Lagaffe » à la tête de la diplomatie tunisienne ? », Moez Ben Salem parle du ministre des affaires étrangères Rafik Abdessalem, mari de la fille aînée du chef de Nahdha Rached Ghannouchi, Soumaya, que l’on voit souvent à ses côtés lors des missions à l’étranger. CQFD !

5) https://www.google.lu/search?q=www.kapitalis.com%2F...%2F9909_dix_raisons_de_croire_que_les_tunisiens_ne_vivent_pas_dans_un_%C3%A 9tat_de_droit

Giulio-Enrico Pisani