Kultur

Sophie Gitzinger aspire-t-elle aux planches

« Parce que tout est noir ou blanc » ?

On peut dire qu’elle m’avait épaté, Sophie Gitzinger, il y a un peu plus d’un an, avec son « Éphéméride poétique ». Quatre-vingt-cinq pages d’une poésie à la fois dense et aérienne, picturale et surréaliste qui paraissaient arrachées à quelque Abreißkalender archimboldesque et assemblées-recollées selon une chronologie fantasque ! Les saisons, les mois, les mots martelés en poèmes puissants et mélodieux qui chantent la nature, le temps qui passe, toutes sortes d’émotions, qui dit mieux ? Pas moi en tout cas, qui eus le plaisir de vous présenter ce feu d’artifice poétique dans le numéro du 9 mai 2008 de notre bonne vieille Zeitung. Eh bien oui, ça, c’était au printemps de l’année passée. Mais passer du printemps à l’été est plus évident que de sauter de la poésie sur les planches du théâtre, ou, pis encore, d’en faire l’économie. Économie de quoi ? Mais, des planches, pardi !

« Parce que tout est noir ou blanc » (1), annonce Joseph Ouaknine, l’éditeur de Sophie Gitzinger, « est une pièce de théâtre déjantée, amusante et philosophique ». Je reconnais bien volontiers que ces trois qualificatifs sont parfaitement appropriés. Éditant toutefois ici une prose tragicomique écrite qui n’a pas encore été soumise à l’épreuve de la scène, comment serait-il en mesure d’en juger ? Une longue expérience de l’édition, sans doute, dont je ne peux point, personnellement, me prévaloir ; celle d’un lecteur chevronné accoutumé à jauger et juger des milliers de manuscrits ?

De mon côté je n’hésiterai pas à ajouter que, pour le simple lecteur amateur que je suis, cette nouvelle planète du monde de Sophie est un livre agréable à lire, de compréhension aisée au premier degré et, qui mieux est, reste même abordable au second degré. De plus, la philosophie de l’ouvrage n’est ni docte, ni prétentieuse, ni sentencieuse, ni casse-tête ; et si elle est présentée de manière peut-être un peu confuse, le tout reste agréablement ludique. Il va toutefois de soi que ni Joseph Ouaknine, ni moi-même, ni sans doute l’auteure, ne pouvons présumer de la manière dont la pièce passerait la rampe une fois soumise à ses feux. D’autre part, il est vrai, que je pourrais avoir ma toute petite idée là-dessus.

Il me semble en effet qu’en faisant éditer cette pièce, l’auteure ait placé, en quelque sorte, la charrue avant les boeufs. Conséquence : tout le labour en souffre. La raison d’être d’une pièce de théâtre n’est pas à priori d’être lue, mais jouée devant un public. Certes, des amateurs peuvent aussi en lire le texte individuel-lement, en silence, mais à condition que l’auteur lui ait fait subir une réécriture post-partum préalable à l’édition. Cela ne signifie sûrement pas que l’enfantement doive nécessairement avoir lieu en grande pompe devant une salle comble. Quel directeur donnerait en effet cette chance à une débutante !? Non, mais à défaut de représentation théâtrale permettant à l’écrivaine en herbe de rectifier son tir, quelques répétitions avec une troupe d’acteurs, même amateurs, lui eussent tôt démontré que ses dialogues exigeaient une cure d’amaigrissement drastique.

Et, tant qu’à parler de régime, autant dégraisser le texte d’un bon tiers à travers tout, mais principalement dans les actes 2, 3 et 4, qui pourraient en faire un seul. Consulté préalablement, un bon metteur en scène, ou même un acteur expérimenté, eussent sans aucun doute encouragé Sophie à ramener la pièce à 3 actes et à couper les scènes trop longues, ainsi que les reparties plates ou superflues. Le texte eût ainsi conservé et vu valoriser toute une quintessence présentement noyée : le vif, le poivré, les reparties du tac au tac de personnages nécessairement nerveux, pétillants et dès lors parfaitement tragicomiques.

Il n’en reste pas moins, que « Parce que tout est noir ou blanc » est une pièce construite sur un canevas très original et par ci par là fort amusant, qui a tout ce qu’il faut, y compris l’écriture talentueuse de l’auteure, pour, dûment compacté, faire un tabac. Reconnaissons en outre, que Sophie Gitzinger parvient à entraîner rapidement le lecteur au-delà du sourire vers la réflexion où, quoiqu’il puisse mettre un certain temps à détecter l’esprit de l’oeuvre, il se laissera guider sans trop rechigner grâce à un humour quasi-omniprésent. Plaide-t-elle contre le racisme, contre l’élitisme, contre les dérives sectaires, l’uniformisation, le lavage de cerveau, les dérives dictatoriales, contre la pensée unique, la domination des majorités ? Il y a un peu de tout ça, sans doute, et il y a aussi les antidotes : amour de la liberté, amour tout court, individualisme, respect d’autrui, de son opinion, de sa culture, de sa singularité, respect des différences donc...

Certes, le titre peut paraî-tre à double tranchant et pourrait laisser penser qu’il propose une optique manichéenne des questions de société. En fait, il n’en est rien, car le dualisme simpliste et simplificateur y est somme toute ridiculisé, voire condamné. Mais cette critique sociale est-elle en fin de compte assez claire ? Un humour un peu plus corrosif, voire canaille et délesté du ballast moins drôle, n’afficherait-il pas mieux la couleur ?

Née le 20 septembre 1986 à Luxembourg, Sophie Gitzinger écrit des poèmes depuis l’âge de dix-sept ans – enfin, plus ou moins – et étudie Lettres françaises à l’Université de Luxembourg. Ses projets après le bachelor ? Je ne suis pas dans la confidence. Affaire à suivre !

***

1) « Parce que tout est noir ou blanc » est disponible dès à présent à la librairie Alinéa, 5 Rue Beaumont, Luxembourg centre, mais peut aussi être commandé par mail à jouaknine@orange.fr, ou en ligne sur le site Internet www. ouaknine.fr.

Giulio-Enrico Pisani