Andrej Pirrwitz et Patrick Bailly-Maître-Grand à l’honneur à la Galerie Lucien Schweitzer
C’est à l’occasion du mois européen de la photographie, que ces deux monstres sacrés de la photo contemporaine ont été réunis à la Galerie Lucien Schweitzer. (1) Mais avant d’aller retrouver ces deux artistes, que je vous ai déjà présentés par le passé, nous passerons nécessairement par la salle 1, où il nous avons l’occasion d’admirer aux cimaises de la galerie un riche pot-pourri d’oeuvres d’artistes de la maison. Cette pré-exposition est d’ailleurs, du moins en partie, une sorte de post-scriptum à l’édition d’Art Paris 2011 qui vient de se dérouler sous la nef du Grand Palais, à laquelle nos galeristes ont participé et dont ils désirent nous faire vivre quelques impressions. Chez Schweitzer à Luxembourg, nous serons donc accueillis par six jolis dessins à la linéarité architecturale typique Memphis Backstage de Nathalie du Pasquier (2), dont on nous propose également une fort belle toile, ainsi qu’une étagère en bois peint.
Nous y retrouvons encore deux somptueux dessins, intitulés Corps, de Vladimir Velickovic, et trois ravissantes lithographies de Jacques Villeglé. Il s’agit de deux artistes exceptionnels, dont je vous ai déjà parlé à plusieurs reprises. Je n’entrerai pas dans le détail de cette salle 1, amis lecteurs, car j’ai hâte d’aborder les « héros » de cette expo et je ne dispose pas d’un espace rédactionnel illimité. Je vous signalerai donc simplement parmi les découvertes ou redécouvertes que nous pouvons y faire, quelques intéressantes oeuvres de Richard Woods et Sébastien Wrong, Marcel Breuer, Jan Voss, Ettore Sottsass, Marco Zanini et Raymond Weiland avec leurs cartons, dessins, ainsi qu’objets et meubles design. Et nous voilà fins prêts à approcher la mise en scène photographique raffinée que Patrick Bailly-Maître-Grand a installé dans la salle 2. Mais avant de détailler ses travaux, voici une présentation extraite de son site www.baillymaitregrand.com/ qui vous permettra de mieux situer l’homme et sa démarche : « Après des études scientifiques (diplôme Maître es Sciences physiques en 1969) et dix années consacrées à la peinture, Patrick Bailly-Maître-Grand travaille avec les outils photographiques depuis 1980. Ses oeuvres, strictement analogiques, argentiques noir & blanc (de la prise de vue aux tirages qu’il réalise lui-même), se caractérisent par un imaginaire ludique, associé à un goût pour les technologies complexes (...) tels que le Daguerréotype, la périphotographie, la strobophotographie, les virages chimiques, les monotypes directs, les rayogrammes et d’autres inventions de son cru. » Oui, ça, on peut le dire, mais quoi de mieux qu’une visite de son site et, surtout, de la galerie, pour découvrir les diableries qu’invente ce magicien de l’observation et de son rendu fidèle en dépit des apparences. Car c’est bien par l’observation de toute sorte de phénomènes et en recherchant des points de vue insolites qu’il offre à des objets ou faits très communs, voire banals, ce souffle étrange, unique et esthétique qui leur permet d’être représentés en oeuvres d’art.
Mais il n’est pas question que l’artiste fasse de l’exhibitionnisme gratuit. De toutes les « sorcelleries » dont il est capable, il ne nous propose qu’une série réduite de daguerréotypes (3), intitulée Les Morphées, autant de masques de cire blancs sur fond blanc. L’artiste y jongle avec la surexposition et exprime la présence détachée, la sérénité, le sommeil. (4) La seconde série, Les véroniques – 5 petits monotypes négatifs directs 35 x 35 cm et quelques 50x 50 cm – est inspirée de la technique imaginée de l’empreinte directe laissée par le visage maculé de Jésus sur le linge dont l’aurait essuyé sainte Véronique, qui peut être considérée, selon l’artiste, comme la première photographe de l’histoire. Et P.B.M.G. de commenter que (ironie de l’histoire, ou, plutôt, de sa transcription fabulée) Véronique vient du latin vera icona (5), image vraie. Et voilà que sur ces paroles chargées de siècles, nous poursuivons notre chemin, pour retrouver ce virtuose de la photo post-industrielle féerique qu’est Andrej Pirrwitz, dont nous avons déjà pu admirer les créations en avril/mai 2006 et en mars/avril 2008. Disséminées dans le couloir 2, le bureau, puis la salle 3, où ils s’épanouissent dans toute leur splendeur, les grands formats de Pirrwitz représentent pour moi l’archétype de la beauté photographique créative, féerique, un brin engagée et nostalgique, qui puise sa force d’expression tout à la fois dans le matérialisme industriel et dans un romantisme intemporel. Ses tirages aux couleurs décentes, à la fois évanescents et d’un réalisme méticuleux, ne peuvent laisser personne indifférent. Un seul petit bémol, qui ne concerne d’ailleurs que la galerie. Les nombreuses lampes type néon d’un éclairage par ailleurs fort bien dosé, se reflètent de manière dérangeante sur les grandes surfaces de verre qui protègent les photographies. Notez, amis lecteurs, qu’en dépit de ce couac mineur, Single Case IV, J9, Hamlet in Pieck-Stad, Netzversetzung, Yellowmanie, Besteigung, Jenseits et Schattenspiele IV, sont autant de petits prodiges qui, sans atteindre certains des chefs-d’oeuvre de Pirrwitz présentés en 2006, valent largement le déplacement.
Né en 1963 à Dresde, l’artiste a étudié physique à l’Université d’État d’Odessa (URSS), fait un Ph.D. à l’Université Humboldt de Berlin et sera, de 1993 à 2000, marketing manager à Cleveland (USA) dans le secteur des éléments électriques et composants pour autos et camions. Mais avant son parcours industriel et déjà tenté par l’art, le jeune Andrej étudie la photographie à Dallas, bref intermezzo artistique qui le ramène la même année à Cleveland, où l’artiste en lui s’enrichit de design professionnel et d’entrepôts désaffectés, de machines performantes et d’êtres humains écartés, oubliés. La création photographique de Pirrwitz s’élève alors vers des sommets souvent hors d’atteinte des professionnels. Au bout de six ou sept ans, ses ailes ont suffisamment poussé. En 2001 il prend son envol et... revient à la vieille Europe. Il est aujourd’hui sculpteur et photographe, vit à Strasbourg et a déjà exposé un peu partout dans le monde. À découvrir également sur http://andrej.pirrwitz.free.fr/, mais, avant tout, à la galerie Schweitzer !
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1) Galerie Lucien Schweitzer, 24 avenue Monterey, Luxembourg (entre Parc et boulevard Royal), mardi à samedi de 10 à 18 h, exposition jusqu’au 14 mai.
2) Nathalie du Pasquier est membre fondateur de Memphis, tout comme Ettore Sossas et Marco Zanini, cités plus bas. Voir aussi mon article dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek du 16.6.2010.
3) Ancêtre de la photo moderne, ce procédé fut mis au point par Louis Daguerre. Il produit une image sans négatif sur une surface en argent polie rendue photosensible, par imprégnation aux vapeurs d’iode, comme un miroir et exposée à la lumière à travers l’optique de la chambre photographique. L’image, encore latente, est ensuite révélée avec du mercure vaporisé.
4) Morphée était chez les anciens grecs, la divinité du sommeil et des rêves prémonitoires.
5) Légende chrétienne tardive (7e/8e siècles) faisant d’une certaine Bérénice ayant peint le portrait de Jésus de son vivant et défendu durant son procès (Actes de Pilate – apocryphe 4e siècle) celle qui aurait peint l’image vraie (vera icona) de Jésus.
Giulio-Enrico Pisani