Au plus près de l'imaginaire sonore de Gustav Mahler
Kirill Petrenko et ses « Berliner Philharmoniker » libèrent l'urgence transfiguratrice d'une 9ème extraordinairement aboutie
Que les mélomanes allergiques aux salles combles et à l'éclosion estimée concomitante de manifestations acoustiques peu musicales se rassurent : le chef russe et ses musiciens berlinois viennent de porter la preuve qu'il est tout à fait possible de maintenir vive de bout en bout l'indéfectible concentration d'un auditoire littéralement rivé à une trame musicale sculptée de main de maître pour en faire jaillir l'incommensurable quintessence ! Le fait est suffisamment rare en même temps que méritoire pour que nous saluions, au-delà de la discrète attention des auditeurs, la faculté du chef de rapprocher à ce point tous les partenaires d'une aventure initiatique exceptionnelle.
Soirée soigneusement débarrassée donc des deux premières étapes de la traditionnelle trilogie apéritive, concertante et symphonique, le chef nous y fit entrer comme dans un sanctuaire, un lieu dont nous devinions rapidement qu'il aiguiserait la focale de notre vision de la musique (sa vocation d'art total) et du monde (le désarroi d'un seul homme étendu à la destinée humaine universelle). Interminable démarche processionnaire que cet « andante comodo » qui évoqua sans arrêt l'élément aquatique, porté par une fluidité qui faisait bien plus pressentir d'insoupçonnables abysses qu'il s'agirait de faire émerger qu'une hypothétique apesanteur qui eût été hors de propos ici.
« Diriger Mahler, c'est organiser le chaos », estima Valéry Gergiev. Aussi, faire coexister les pôles antinomiques de l'enchevêtrement cataclysmique et de l'agencement distinctif, entretenir cette houle qui, successivement et simultanément se nourrit du mariage hugolien de grotesques éruptions solistes qui se fracassent sur le tapis de la continuité existentielle pour permettre au discours symphonique de cristalliser toute la beauté et la laideur du monde, tel sembla être le pari d'une phalange superlative, décidée à embrasser la totalité de l'imaginaire mahlérien.
Si les élévations immatérielles avec leur balancement aristocratique semblent depuis toujours inscrites dans les gènes des Berlinois, les deux scherzos leur fournissent cependant de belles occasions d'inviter dans leurs rangs – et sans les bouder ! – les plaisirs plus triviaux de ce monde, les jacasseries populaires ou les réminiscences de fêtes paysannes faussement insouciantes. Malgré quelques sourires en coin affichés par-ci par-là, rien ne sembla pourtant abandonné à la couleur locale, à l'anecdote de circonstance voire à la simple gratuité décorative. Tout en revanche contribua à saisir la part parodique, l'amertume des regards en arrière ainsi que l'irrépressible précipitation en territoire inconnu dans leur dimension historique, à laquelle le dernier mouvement apportera sa réponse finale.
On se doutait bien que des musiciens de cette hauteur de vue ne s'arrêteraient pas à un éclairage de surface – fût-il impeccable – projeté sur une oeuvre qui à ce point vise la conjonction du rétrospectif et du prospectif, qui n'arrête pas de se retourner sur un monde qui n'existait déjà plus que dans le souvenir (cfr « Die Welt von gestern », de Stefan Zweig) à une époque confrontée à la destinée angoissante qui s'offre aux personnages - et aux lecteurs – du « Zauberberg » (Thomas Mann), au moment de quitter les hauteurs magiques et passablement abstraites de leur havre montagnard pour se jeter dans le précipice de la catastrophe dont l'imminence se révéla déjà palpable.
Tel fut le message d'un adagio final qui laissa entendre à sa façon intimiste et jusqu'à la négation de tout discours sensé ce que le « fugato » du 3ème mouvement venait de décliner sur le mode burlesque de la course folle : l'irréversible cheminement d'une humanité vers le gouffre du nihilisme.