Ausland

Tunisie : modèle pour le monde arabe (1)

Oasis, phare dans la nuit, ou forteresse assiégée ?

En accord avec les prévisions les plus optimistes, rassurant donc tous les sceptiques (dont – je l’avoue – j’étais) et amenant les oiseaux de mauvais augure à se taire, les Tunisiens ont réussi une fois de plus à franchir une étape majeure dans la constitution de leur 2e république et de leur démocratie. L’une des promesses de la nouvelle équipe gouvernementale sera tenue ; les élections auront bien lieu cette année. Elles seront libres, démocratiques et, contrairement à celles de 2011 qui donnèrent le pouvoir aux islamistes, ouvertes à tous. Et toute la presse tunisienne (1) d’annoncer la bonne nouvelle le jour même de cette décision. Je cite : « L’Assemblée nationale constituante (ANC) a adopté mercredi 25 juin 2014 en séance plénière le projet de loi fixant le calendrier des premières élections législatives et présidentielle (constitutionnellement valides) sous la deuxième République (...) Les dates des législatives ont été fixées au dimanche 26 octobre à l’intérieur du pays, et aux 24, 25 et 26 octobre pour les Tunisiens à l’étranger. Le calendrier du premier tour de l’élection présidentielle a été fixé au 23 novembre pour le scrutin en Tunisie et aux 21, 22 et 23 novembre pour le vote des Tunisiens expatriés... » (2)

Mejdi Jomaâ et son gouvernement ont donc su remplir l’une de tâches essentielles de leur mandat, rappelons-le, provisoire. Le système qui leur assure le succès : la réconciliation nationale. Ces élections « ouvertes à tous » sont en outre un coup de maître stratégique, que la majorité seulement relative de Nahdha n’aura pas pu empêcher. Cet article n’est en fait passé à l’ANC, l’Assemblée nationale constituante, dominée par les islamistes, que de justesse... et pour cause. Lors des élections de 2011, ces derniers constituaient la seule force politique relativement cohérente, d’origine largement clandestine, mais formidablement organisée durant des décades d’opposition à la dictature. Face à eux, se dressaient bon nombre de politiciens souvent improvisés, plus ou moins libéraux, socialistes, communistes ou sans opinion tranchée, rappelés d’exil ou libérés de prison, sans aucune unité ni programme compatible entre eux. En effet, avant la révolution de janvier 2011, la majorité des cadres politiques, étatiques et gouvernementaux étaient membres ou larbins du RCD (3) (le parti du dictateur déchu Ben Ali) ; ils avaient été exclus du processus électoral par le pouvoir révolutionnaire. Pour la partie non-islamiste, majoritaire quoique divisée, cette exclusion équivalait à jeter le bébé avec l’eau du bain, aussi sale fût-elle. Par là on rejetait en effet hors du monde électoral et civique quasiment tout ce qui avait quelque expérience politique ou administrative, ainsi que, en même temps que nombre de corrompus ou de laquais de la dictature, une grande partie des laïcs et des anti-islamistes du pays. Rien d’étonnant à que les islamistes eussent triomphé.

Mais attention : si les Tunisiens acceptent de tourner aujourd’hui la page de la division et du revanchisme, ils n’oublient pas pour autant les méfaits de vingt-deux années de dictature de Ben Ali, de sa clique et de ceux qui l’ont activement servi. Après avoir rencontré ce 19 juin à l’Élysée le président François Hollande, Mustapha Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante tunisienne et du parti social-démocrate Ettakatol (4), s’en est expliqué à Isabelle Mandraud du Monde. Je le cite : « ... Il n’y a plus aucune exclusion, et tout le monde peut être candidat. Il s’en est fallu de peu, à une voix près, pour que l’article 167 (qui prévoyait l’inéligibilité des ministres de l’ancien régime ou des responsables du RCD, le parti au pouvoir sous Ben Ali) ne soit adopté. L’assemblée a tranché ainsi. On est démocrates ou on ne l’est pas. Ce sera maintenant aux urnes de décider. Nous avons accepté l’idée fondamentale de la réconciliation. Cela ne veut pas dire que nous ayons perdu la mémoire. Personnellement, je regrette que ceux qui étaient au pouvoir ne se soient pas un peu expliqués vis-à-vis de l’opinion publique. Mais l’histoire les rattrapera. Les Tunisiens n’ont pas encore pardonné... »
Après trois années d’une gestion désastreuse de l’état et du pays, surtout par les islamistes de Nahdha, les Tunisiens semblent désormais choisir avec décision et constance la voie du consensus et de la sagesse, voie dont ils ne s’étaient globalement jamais écartés. Ils ont été et sont en cela le seul peuple du « printemps arabe » à faire majoritairement preuve de sagesse, modération et maturité politique. Et, à la différence du militarisme ultra-violent égyptien, ils pourraient bien parvenir à écarter en douceur l’islamisme (celui de Nahdha, plus ou moins kif-kif Frères musulmans), sinon de la scène politique, du moins de l’état et de la gouvernance. S’ajoute à cette manière de procéder « raisonnable », que beaucoup de ceux qui avaient voté pour les islamistes en 2011 ont été échaudés par l’appauvrissement du pays à cause de l’incompétence de ces derniers et de leur tolérance initiale vis-à-vis des bandes salafistes extrémistes. Même le fait d’avoir fini par les désavouer officiellement n’a pas évité à Nahdha de devoir abandonner le pouvoir après la série de meurtres perpétrés par ses anciens protégés en 2013.

Cependant, tout n’est pas aussi simple, ni aussi rose qu’on pourrait le penser durant cet interrègne soft, où tout le monde semble retenir son souffle en priant en son for intérieur : « pourvu que ça dure ». Ce qui est, bien entendu, un non-sens, puisque, par définition, l’intérim est assuré par un gouvernement provisoire, mais impatient d’en finir avec une ANC conservatrice l’empêchant d’aller de l’avant. Il a donc abrégé son existence en faisant voter des dates électorales deux à trois mois plus tôt qu’indispensable et s’est autolimité au 26 octobre 2014. On ne peut, par conséquent, qu’espérer un résultat des urnes d’octobre permettant aux Tunisiens de retrouver dans le gouvernement qui en sera issu les éléments les plus compétents en charge de l’actuelle – oh combien difficile et délicate – transition. L’observateur extérieur que je suis en vient désormais à se demander, au vu d’une actualité arabo-musulmane conflictuelle tous azimuts, voire tragique, si cette « pax tunisina » proclamée par les agences touristiques italiennes et, pour l’heure, heureusement bien réelle, est destinée à durer. Rendez-vous en novembre pour le savoir !

Certes, j’ai démontré tout au long des quarante-deux mois écoulés consacrés à célébrer sa révolution, combien la Tunisie brillait, en dépit de toutes ses difficultés, discordes, voire tragédies, comme un véritable phare dans la nuit du monde musulman. Elle émerge, comme seule véritable démocratie au milieu du terrorisme et des guerres tribales, religieuses et fratricides qui déchirent Libye, Mali, Centre-Afrique, Soudan, Nigéria, Somalie, Kenya, Iraq, Syrie, Palestine, Afghanistan, Pakistan... Elle émerge, certes, mais rocher inébranlable ou forteresse assiégée ? Trois ans de tourments lui auront-ils permis de gagner paix, justice et démocratie ? Il est vrai que, pour l’heure, nombre de jeunes salafistes djihadistes, désavoués par les islamistes modérés de Nahdha en quête de fréquentabilité politique, vont se défouler en Syrie. Mais que se passera-t-il lorsque l’ÉIIL, cet état sanguinaire islamiste (5) autoproclamé, aura sombré, ou n’aura plus besoin de ces djihadistes exaltés et de leur djihadettes sous influence ? D’aucuns seront morts, d’autres iront se battre ailleurs, mais bon nombre voudront revenir au pays : repentis, dégoûtés de la guerre, ou bien prêts à porter le glaive au pays ? Il est vrai que le terrorisme endogène ayant pratiquement disparu faute de soutien local, la peur des attentats s’est quasiment évanouie dans la majeure partie du pays. Mais qu’en sera-t-il après le retour de ces fanatiques indécrottables et leur association possible avec leurs confrères égyptiens, libyens, maliens ou algériens transfrontaliers ? Est-il exact que l’abcès terroriste du Djebel Chambi dans l’ouest du pays, près de Kasserine (et de la frontière algérienne), est circonscrit, mais n’a toujours pas été définitivement réduit ? Pire, qu’il jouit et profite de sympathies et d’appuis religieux locaux ? Réponse dans le magazine d’actu en ligne Kapitalis du 24 juin. J’y reviens dans la deuxième partie de cet article, où nous examinerons l’interrogation qui en découle : Le gouvernement, l’armée, la garde nationale et la police sont elles à la hauteur ?

à suivre

Giulio-Enrico Pisani

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1) Notamment Tunisie Focus, Horizons, Le Financier, Babnet, etc. du 25.1.2014

2) En cas de deuxième tour de l’élection présidentielle, il reviendra à l’ISIE (Instance supérieure indépendante pour les élections) de fixer les dates du scrutin, en application des dispositions de la Constitution et des articles 102, 103 et 112 de la loi organique relative aux élections et au référendum, les dates proposées ne devant être postérieures au 31 décembre 2014

3) Rassemblement constitutionnel démocratique, RCD, fondé en 1988 par Zine el-Abidine Ben Ali et dissous par décision judiciaire en première instance le 9 mars 2011, jugement confirmé par le rejet d’un recours en appel le 28 mars 2011. Durant son existence, il a été le parti hégémonique en Tunisie. (extrait de Wikipedia)

4) Allié un temps, après le scrutin d’octobre 2011, aux islamistes de Nahdha contraints de quitter le gouvernement en janvier sous la pression populaire, Mustapha Ben Jaafar, 73 ans, est l’un des pilotes de la transition tunisienne

5) Je dis bien islamiste (d’islamisme, donc politique) et non islamique (relatif à la religion musulmane), comme le prétendent ses chefs de guerre dans le terme État islamique en Irak et au Levant, car leur philosophie et leur comportement sont en total désaccord avec de très nombreux hadiths fondamentaux de l’islam. Notons toutefois qu’en arabe, l’islamisme ne se distingue pas par un vocable précis, mais par la circonlocution « islam politique » (الإسلام السياسي).