Kultur26. September 2014

Dans les sillons poétiques…

de Jean Portante, Emile Hemmen, Raymond Schaack, Pierre Schumacher, Edmond Dune

Il est partout, son éternelle écharpe le protégeant de nous ne saurons jamais quoi ! Il possède les mots, les verbes, comme d’autres possèdent leur instrument de musique ou leur pinceau. Je le lis souvent, dans la presse écrite, je l’écoute souvent, à la radio. Je le sais partout, souvent, beaucoup. Son talent l’accompagne. Son talent lui est d’une fidélité à toutes épreuves. Il me faut saluer ici les Editions Phi (www.phi.lu) d’avoir publié cette impressionnant ouvrage de poésie de plus de 600 pages, nous donnant à lire, à découvrir l’immensité de l’œuvre poétique de Jean Portante. Cette prestigieuse anthologie a été publiée sous le titre Le Travail de la Baleine. Lionel Ray, auteur de la postface du livre, nous prévient que l’œuvre poétique de Jean Portante est jalonnée de pauses sinon théoriques du moins indicatrices des directions prises et du sens que manifeste aux yeux du poète cette aventure de la mise en mots d’une réalité vécue ou rêvée ou imaginée.

Il est bien exact que la lecture de ce précieux volume m’a donné à goûter la poésie de Jean Portante comme jamais je n’avais eu la possibilité de le faire jusqu’à ce jour. L’œuvre poétique de Jean Portante est perforée de repères vitaux, des repères qui sont extraits de sa vie, qui font partie de son existence. Je me suis par ailleurs posé la question si Jean Portante serait à même de vivre sans être en permanence en poésie. C’est cela, Jean Portante est en poésie, il évolue au sein de l’essence poétique, une essence nerveuse, frénétique, bienfaisante.
Soudain les mots résonnent, les vers deviennent épaves salutaires, à la poésie de Jean Portante, nous avons la possibilité d’éponger notre soif de vertiges.

Je lis, je franchis par étapes les espaces de Jean Portante.
Et me voici au beau milieu de l’un de ses poèmes, un parmi des pages et des pages folles. Je vous propose quelques vers que je viens de lire à haute voix, des vers extraits de son poème Le poids de l’encre du soir :
… puisque le voyage en passant par le sang
et la frontière sud du sommeil ne dort que
si dort en lui la semelle peu usée du gisant
du mois d’août à moins que les pas faits en
son absence

ne mènent directement du printemps à
l’hiver comme si une assemblée de cerfs
l’avait par contumace condamné à ôter ses
chaussures avant d’entrer sans effraction
dans la mort…

… puisque tu portes un gilet liquide ou une
bouée de sauvetage ou encore nouée autour
du cou la cravate d’une vie de fabricant
de gouttes prêt à faire parler les yeux
pour

une bouchée de pain ou une assiette de
silence sans que ne bouge ni en moi ni en
toi le nuage appelé à la rescousse chaque
fois qu’un peu de soleil jette l’ombre de tes
cils à la mer…

Jean Portante

La poésie de Jean Portante nous offre l’opportunité de pénétrer dans un immense labyrinthe où nous souhaiterions, finalement, nous perdre à jamais. Et cela fait beaucoup de bien à l’âme et au coeur !

Vient de sortir de presse le cahier 3/2013 de Arts et Lettres, publié par l’Institut Grand-Ducal du Luxembourg, section des Arts et des Lettres. Si cette revue de fort belle élégance vous intéresse, en dehors des librairies, il vous sera possible de la commander auprès de M. Edmond Thill (edmond.thill@ mnha.etat.lu). Les auteurs, tous actifs au sein de la section, dont j’ai pu admirer la plume, le talent, parfois l’exception, souvent le don, dont des contributions ont été insérées dans ce numéro 3/2013 sont : Josy Braun, Claude Conter, Luc Ewen, Germaine Goetzinger, Pol Greisch, Frank Hoffmann, Lex Jacoby, Josiane Kartheiser, Camille Kerger, Joseph Kohnen, Claude Lenners, Paul Lesch, Henri Losch, Paul Maas, Félix Molitor, Alexander Müllenbach, Pit Nicolas, Pol Putz, Alex Reuter, Raymond Schaack, Lambert Schlechter, Pierre Schumacher, Armand Strainchamps, Nico Thurm, Anise Koltz.

Les pensées que Félix Molitor propose au fil de sa dizaine de très belles pages intitulées Poètes des grands larges, nous permettent d’entrevoir, le temps de quelques très belles lignes, les horizons d’autres créateurs, de faiseurs de mots, d’images… Il nous permet de saisir le sens, des sens, de plonger au cœur de cet espace où la lumière peut se faire sur nos ténèbres.

Quatre poèmes de Raymond Schaack sont offerts aux lecteurs et lectrices sous le titre Offrande. J’ai déjà eu de nombreuses occasions d’approfondir la poésie de Raymond Schaack, notamment lorsque j’ai pris à charge de le faire connaître au-delà de nos frontières. C’est avec un plaisir toujours plus vif, plus étincelant que j’ai franchi avec ce poète les aubes d’alun, voraces de pétales. Avec le poète, je vous invite à lire l’un des quatre textes proposés dans ce numéro de Arts et Lettres : Parmi les paillettes du soleil brisé / je cherche une luciole pour la nuit // Où se cache la chamane / dévoreuse de larmes / prête à toute compassion ? // La route qu’elle ouvre / au sein des étoiles / se nourrit du nom Amour //Jusqu’au dernier soir qu’elle inspire mes œuvres / perdues parmi les éons ! // Ah ! la vaine arrogance / d’une gloire saisonnière / dévorée par les vers de l’oubli // Seule une mort miséreuse / garde mémoire / de l’arracheur de masques.

Avec Phénoménologie de la cité, Pierre Schumacher développe avec une philosophie présente à bien des niveaux, l’être humain qui est enveloppé de triple manière. Il pose son regard avide sur l’humain, sur la cité, sur les espaces de la cité, sur les vides de la cité, sur les ossements de la cité. Schumacher nous explique la peau de Bettina Balekile Khumalo, cette peau qui est une page blanche, ou rouge, ou noire, ou jaune, dans laquelle on peut lire la calligraphie des traits d’un visage, son âge approximatif, son histoire… Puis l’auteur nous parle de tatouage, ensuite de la demeure qui est finalement la troisième enveloppe de l’être humain : Notre maison saisie en sa puissance d’onirisme, est un nid dans le monde. Cette troisième peau, celle de l’habitation, n’est donc pas seulement une peau protectrice contre les intempéries, elle est ouverture en même temps que repli, porteuse d’une dynamique qui traduit les flux et reflux de l’existence. A ces trois premières enveloppes, Pierre Schumacher en ajoute une quatrième, celle de la cité.

J’ai eu beaucoup de plaisir à voyager dans ce numéro de Arts et Lettres, un numéro à ne pas manquer.

Chez Estuaires (47, rue P. et M. Curie L-3447 Dudelange) vient de paraître récemment un recueil d’un auteur auquel je suis particulièrement attaché, à cause de son immense sincérité, de sa voix qui résonne en moi, qui me fait vibrer corps et âme : Emile Hemmen. Le titre de ce volume de 80 pages est Dans le miroir du temps, un recueil dont je lis et relis fréquemment certains textes qui m’ont profondément marqué. Il est impossible de dresser le bilan de la carrière de ce poète, de ce doyen de la poésie luxembourgeoise, à la voix spirale qui s’enflamme et traverse les nuits et les jours de ses lecteurs et lectrices.
Instituteur, réfractaire, attaché au Ministère de l’Education nationale, membre de plusieurs associations et de réseaux européens de soutien à l’intégration des travailleurs handicapés, directeur de l’Institut médico-professionnel et du Centre de réadaptation de Capellen, principal responsable de la revue culturelle Estuaires, un homme multiple, un poète multiple.

La poésie de Hemmen est puissante et engagée comme sa vie. S’il est vrai qu’Emile Hemmen est un esthète créant des images fortes.
Au fil d’un mot qu’Emile Hemmen m’a adressé voici quelques semaines, il m’écrit : «Ecrire donne de l’espace et me protège quand j’avance sous le remparts de mes mots et de mes sentiments. C’est mon îlot de résistance, un lieu où je peux émerger autant que possible à ma propre surface».

Les poèmes d’Emile Hemmen ont le pouvoir de vous accompagner au fil des jours et des nuits, toujours porteurs de fruits qui abreuvent âme et cœur :

Lierre et pierre
dans le miroir du temps,
dans les crevasses du froid
à l’heure du soir.

Ce quelque chose
de clos, de plein
en train de s’élargir
comme un écho.

Ne retenant
que des fragments de brume
trop loin déjà
pour apaiser nos soifs.

Emile Hemmen

Le numéro 25/2013 (sorti tout juste de presse) des Cahiers de l’Académie luxembourgeoise porte le titre Edmond Dune et autres regards sur les Luxembourg (Si vous souhaitez découvrir ce numéro, je vous invite à vous adresser à l’Académie royale luxembourgeoise M. Claude Raucy avenue de la Victoire, 18 B-6760 Virton claude.raucy@skynet.be).

Si tout ce numéro des Cahiers de l’Académie royale luxembourgeoise est alimenté de contributions essentielles, je voudrais vous faire découvrir le programme si riche et si complet, des contributions qui participent à faire connaître un véritable poète, un grand poète, Edmond Dune : «Colloque Dune» Deux versants de Dune d’André Doms ; Dans le halo des aphorismes de Paul Mathieu ; Edmond Dune ou les belles plumes de l’archange du langage de Jean Portante ; Edmond Dune, poète de Tristan Sautier. «Quelques autres regards sur Dune » : Edmond Dune de Nic Weber ; puis de Paul Mathieu : Notes sur Edmond Dune ; Notes généalogiques sur la famille Hermann ; Notes sur la généalogie maternelle d’Edmond Dune ; Orientation bibliographique.
Je vous propose de lire un extrait d’Enfantines, immense poème en prose qu’Edmond Dune a écrit en 1938 :

Le pas des enfants fait jaillir des trous de bombe des gerbes de grenouilles. Là, dans ces entonnoirs que la guerre a creusés, l’eau des pluies s’est amassée, attirant peu à peu toute une faune aquatique non coutumière de ces lieux. Des prés de maigre herbage, des tas d’immondices, des talus désherbés où reste longuement à traînasser la fumée noire des trains, une rivière basse et boueuse, composent un paysage sordide cerné par l’horizon puissant des cheminées d’usines et des crassiers.

Le pas des enfants écrase sur le sol mauve des touffes de marjolaine, s’irrite au passage des orties, se griffe aux ronces, s’apaise enfin sur les rares tapis de mousse.

Et voici, aux pentes raides, les noisetiers flexibles aux promesses amusantes comme des charades. Les coques éclatent sous les dents. Les lèvres crachent agacées les morceaux d’enveloppe acide. Et il ne reste plus qu’un fruit huileux, croquignolant, dont le plaisir se morcelle et se répète longuement.

Paul Mathieu écrit : «Voilà un peu plus de vingt ans disparaissait Edmond Dune. Par bien des aspects, grâce à un de ces paradoxes dont l’Histoire se montre assez prodigue, cet écrivain qui se voulait de l’ombre reste une figure majeure des lettres luxembourgeoises. Dès 1957, Tony Bourg l’avait souligné : Edmond Dune n’a pas son égal dans la littérature luxembourgeoise d’expression française. Il peut, sans complexe d’infériorité aucun, se placer à côté des auteurs français de sa génération. Dans un essai de 1993, Frank Wilhelm, pour sa part, consacre Edmond Dune, meilleur dramaturge luxembourgeois».

Michel Schroeder