Kultur25. Juni 2021

Pierre Joris & Nicole Peyrafitte : symbiose!

de Giulio-Enrico Pisani

Voilà un bon moment qu’en passant par la rue Notre Dame, à Luxembourg centre, j’étais intrigué par les vitrines de la Galerie d’art Simoncini (1), c'est-à-dire plus précisément par une série de peintures pour le moins insolites. De loin – pas encore le temps de m’y arrêter – elles m’avaient déjà paru animées de mouvements étranges à l’immobilité factice, comme saisie, figée en plein vol. Il s’agissait évidemment, selon l’invitation au vernissage de l’expo, déjà reçue mais en attente faute de temps, des oeuvres de Nicole Peyrafitte. Quasi-aériennes, elles me rappelaient je le répète, vues de loin , mais en plus coloré, moins emmêlé, voire, si vous préférez, plus immatériel que les ballets picturaux d’une des meilleures artistes d’ici, mais en plus débridé encore, car partie prenante d’une combinaison chorégraphique fusionnelle dont je ne pouvais déjà me douter. En tout cas pas surtout à ce moment là, ni simplement en passant!

Comment aurais-je pu en effet me douter que cette «Action Karstique Domo-poétique» était bien davantage qu’une exposition ordinaire mais plutôt, ainsi que l’annonce son titre auquel j’avais tout d’abord prêté peu attention, une sorte de sacre du printemps. Et ce sacré printemps réunit (qu’Igor me pardonne le calembour), car c’est, comme l’original, un ballet syncopé, polyrythmique, étincelant à deux auteurs-acteurs-danseurs. Cela s’appelle «domo-poétique», c’est à dire une fusion littérature-art visuel. Là fut ma première erreur; car justement cet adjectif qu’est «domo-poétique», s’est révélé être la clé de l’expo et me renvoie justement à Pierre Joris, poète américano-​luxembourgeois que je pensais connaître (2ème erreur) pour en avoir présenté deux recueils il y a près de trois lustres. Je me suis en effet demandé, toujours en passant: «Que vient faire un écrivain dans cette exposition?» Eh bien, la réponse nous la trouvons dans l’entretien de Pierre Joris et Nicole Peyrefitte avec Corina Ciocârlie («Le Jeudi» des 23-29.11.2017 (2)) sur la performance, l’exposition et le recueil de poèmes «The book of U – Le livre des cormorans» (3) du couple de domo-poètes, sous le titre «Introduction à une «Domo-poétique».

«Nicole Peyrafitte : Les cormorans occupent la terre depuis environ 35 millions d'années, soit bien avant les humains et y seront probablement longtemps après la disparition de l'espèce humaine. Ils perdurent car ils s'adaptent et savent bien détourner les inconvénients que leur causent les humains. Les observer génère une réflexion temps/espace/espèce, une opportunité évidente pour approfondir notre en/quête domo-poétique. Les cormorans ont les qualités auxquelles nous aspirons dans notre vie commune. Si la rime semblait parfaite lors de notre dernière performance, il faut rendre hommage à André Simoncini et Ingrid Anders, qui ont tout mis à notre disposition pour que nous puissions établir cette «zone domo-poétique»...»

« Corina Ciocârlie : Il est mentionné dans la postface du livre que vos poèmes se sont écrits en marchant le long du Narrows de New-York et en contemplant le vol des cormorans au-dessus de l'eau. Comment passe-t-on des oiseaux noirs entrain de descendre ou de remonter la côte aux poèmes, (...) enregistrés sur votre i-Phone?»

« Pierre Joris: Ces poèmes sont venus pendant une période où je n'écrivais pas ou très peu. C'est donc aussi, comme je le dis dans un des poèmes, que je demandais, quémandais, mendiais même, des poèmes au monde extérieur, aux cormorans en l'occurrence. Je préfère d'ailleurs que les poèmes me viennent du monde externe plutôt que de mon «for intérieur», car «for» est trop souvent interprété comme «fort», ce que la psyché individuelle n'est pas nécessairement, et même, pour le poète ne doit pas être, justement pour rester ouvert au monde extérieur...»

Quoi d’étonnant, par conséquent, que Pierre Joris s’insurge contre tout ce qui oeuvre à borner, brimer, tuer la culture lato sensu, l’ouverture au monde, à la nature dans son ensemble, aux autres, à la liberté de créer et qu’il soit devenu (avec Nicole Peyrafitte?) membre du groupe international d’auteurs «Writers Against Trump»? Un peu tardivement peut-être, car si le groupe avait commencé à agir quelques un peu plus tôt, il eût pu essayer d’amener Pfizer à développer à temps, donc avant les élections US-américaines de 2018, un vaccin contre la connerie (rire, mais pas tant que ça!), pandémie causant bien plus de morts et autres malheurs de par le monde que celle du Covid-19.

 Mais quoiqu’il en soit, on ne change pas le passé. Alors voyons plutôt par quelques brefs extraits, comment Pierre accompagne de quelques vers (je n’ai pas dit verres) partagés, puisque traduits par Nicole de l’anglais, accompagne donc ses abstractions intuitives, parfois acrobatiques, mais toujours merveilleusement légères, comme grisantes qu’elle jette sur le papier! En voici, avec leur «3 CANICULES FIN D’ÉTÉ», présenté logiquement en 3 parties (p. 20 33), un aperçu merveilleusement significatif:

1) / Penser, / en Europe / commence, / suggère Pascal / Quignard, ou plutôt, / son Mourir de penser / / penser commence / avec Argos, / le chien d’Ulysse...

2) / Ce qui me renvoie / aux lignes d’Habib Tengour (4) / traduites il y a des calendes: «Homère racontera que personne le reconnut – Ulysse / – le vieux chien seulement...

3) / & dans le métro, ce matin, / ceci: / une casquette (de baseball) sur la ligne N qui dit / / en âge chien / j’suis morte // en rouge / sur la casquette rose / une indienne / la trentaine / bien vivante.

 Nous retrouvons déjà dans ces trois petits extraits d’un poème, aussi bien l’extroversion, l’ouverture à autrui – ici trois autres écrivains –, que l’humour. Cet humour se manifeste d’emblée par un scherzo, l’usuelle pause-lecture en fin de vers (1 – 4) nous envoyant au 17ème siècle avec son «suggère Pascal» et nous ramenant à nos jours, au vers suivant, où il devient un confrère contemporain: Pascal Quignard (5). Autre exemple de gentiment comique: les acrobaties chronologiques de Pierre entre Argos, le vieux chien d’Ulysse et la ligne de métro N, où, coiffée d’une casquette de base-ball, une vieille indienne, la centaine bien vivante? dit qu’en âge de chien (Argos?) elle est morte. Le tout fait aussi allusion je pense, mais ce n’est qu’une pensée à ce zeste d’humanité qu’est New York, dont aucun peuple, art histoire ou culture n’est absent,

Vous découvrirez ainsi à la galerie Simoncini, comment en peu mots, autant de clins d’oeil et fantasques gambits folâtrant au sein de ses poèmes, Pierre poétise et danse sur la musique picturale de Nicole (où l’inverse) en une gerbe de peintures karstiques et de pages du «Livre des cormorans». Du même coup, car en aucun cas il ne se laissera enfermer dans ses propres choix, il s’envole à l’instar du cormoran, le coup d’aile d’une maladresse affectée de maître ès survie, pour aller effleurer, souriant, maints continents et bien de cultures. Puis, d’un clin d’oeil à la légende des Argonautes par le nom du vieux chien qui les évoque, mais aussi à l’Odyssée, au siècle des Lumières et à ses confrères d’au-delà des horizons atlantiques et méditerranéens, il nous pousse vers la ligne «E - Eighth Avenue Local» du métro de New York. (6)

Artiste pluridisciplinaire native des Pyrénées, résidant depuis longtemps aux USA, dont les travaux – arts plastiques, écriture, performances, cinéma, ou d’ordre culinaire –puisent tous dans l’histoire éclectique de son identité formée entre deux continents et quatre langues, Nicole Peyrafitte vit à New York avec son mari, Pierre Joris. Né en 1946 à Strasbourg, ce poète américano-luxembourgeois a passé l’enfance et l’adolescence à Ettelbrück, qu’il quitte à 19 ans pour Paris, puis New York. Éditeur, traducteur, essayiste, auteur d'anthologies, il est professeur de littérature anglaise, notamment à l'université d'État de New York à Albany.

Je le reconnais. Cette fois je suis un peu bref question biographies. Mais il y aurait tellement à dire et écrire sur ce couple hors du commun, que cela nous entraînerait bien au-delà du propos de cet article. Aussi pourrez-vous en apprendre davantage, notamment sur les sites www.nicolepeyrafitte.com/about/ et www.autorenlexikon.lu/page/author/322/3227/FRE/index.htmlet, ainsi que – last but not least – à la galerie, où madame Anders se fera un plaisir de vous documenter sur ce duo transatlantique aussi fusionnel que créatif. Oserais-je dire éruptif? Réponse sur place!

***

1) Galerie Simoncini, 6, rue Notre-Dame, coin rue Chimay, Luxembourg ville, ouverte mardi à vendredi 12-18 h. et samedi 10-12 h. & 14-17 h. Expo Nicole Peyrefitte jusqu’au 15 juillet.

2) https://pierrejoris.com/domopoetic-works/30_LeJeudi_1123.pdf

3) Le recueil est édité par la Galerie Simoncini et peut donc y être acheté, si on le désire.

4) Habib Tengour, écrivain algérien.

5) Pascal Quignard, écrivain français.

6) Ligne E du métro de New York. Sa couleur est le bleu, étant donné qu'elle circule sur l'IND Eighth Avenue Line sur la majorité de son tracé à Manhattan (Wikipedia).