»Au Fil du temps« chez Schortgen ou
Le retour de Francis Méan
Il y a environ deux ans(1), j’eus l’aubaine de découvrir dans la galerie Schortgen de Luxembourg ville une série de tableaux irrésistibles. C’était sans doute parmi ce qui m’avait été donné d’admirer jusqu’alors de plus fort, d’expressif et de troublant hors des grands musées. Pour autant que je me souvienne, seul les quasi-abstractions expressionnistes de Guy Zaug et l’abstrait plus romantique, mais sans concessions de Michèle Frank m’avaient ému à ce point. Aussi, qu’on aille s’imaginer ma joie, lorsque j’appris que Francis Méan revenait cette année nous présenter ses dernières créations à la Galerie Schortgen d’Esch sur Alzette !(2)
Francis Méan n’est pas tout à fait d’accord avec moi lorsque je qualifie sa peinture d’abstraite et il me l’a répété lors du vernissage de son exposition ce vendredi 18 septembre. Il est vrai, qu’à l’opposé des bons journalistes je ne note jamais rien, mais je n’en entends pas moins les mots de l’artiste, dont je tente de rendre l’esprit après l’avoir intégré dans mes observations. Et cela donne : « La majeure partie de mon inspiration me vient de la nature. Mer, montagne, forêts, jardins, nuages chargés de pluie, feu du ciel ou de la terre, êtres vivants dissimulés ou apparents à l’instant où je les perçois, où j’arrête l’écoulement du temps pour capter et rendre sur toile la nature et ses manifestations en une espèce de flash fusionnel. »
C’est que notre artiste semble refuser les servitudes formelles aussi bien que celles du temps. La nature n’a en effet que faire de nos impatiences. Et Francis Méan non plus. Il n’est dès lors pas du tout étonnant, qu’à l’instar de nombreux peintres – souvenez-vous de ma récente présentation de Gilles Mével – il ait été fasciné par le désert et son rythme millénaire... Il n’y a pas de désert chez Schortgen ? Hm, il semblerait que non ; c’est exact ; mais je n’en mettrais pas ma main à couper. Cherchez bien ! Une abstraction pourrait en cacher une autre et – pourquoi pas ? – un paysage. Enfin, quoiqu’il en soit, voilà quelques mots lus sur le blog marocain www.mezgarne.com/maroc/blog/mean-desert, où l’on parle justement de Francis Méan : « ... J’ai passé un merveilleux moment sur son site, www.mean.be/fr/, dont je vous recommande chaudement la visite. J’aime beaucoup la matière de ses toiles, leur abstraction qui rejoint les formes du désert, sa façon remarquable de rendre le côté à la fois extrêmement lumineux et sourd que peuvent avoir certains endroits... »
Mais ce qu’oublie de dire la rédactrice du blog, c’est que le peintre réinterprète le monde à sa manière et que cette réinterprétation fidèle mais subjective de ses sentiments et observations ne peut qu’être rarement perçue par le spectateur comme figuration objective. Le passant curieux, le visiteur, l’amateur de ses toiles ne réalise au premier abord que l’indicible beauté de ses compositions chromatiques et formelles saisissantes de passion. C’est tout à la fois passion du mouvement et symphonie fantastique ; c’est éclair, cataracte, vague de fond, incendie, sexe, tornade, aurore et crépuscule. C’est passion de la couleur : aigue-marine, turquoise, bleu givré, cobalt, azur et tous les autres, alezan, améthyste, tous les ors et les ocres et les jaunes, vert permanent, émeraude, mousse, olive et tutti quanti, rouge capucine, pourpre, cinabre, carmin, amarante... Halte ! On en reste là. Il y en a en fait beaucoup plus ; mais comment le dire ? Et c’est la fluidité, l’interpénétration subtile de leurs omniprésents sfumati qui vous caresse l’oeil. Et c’est le staccato des graphismes qui les traversent, délimitent ou contiennent... Et c’est aussi les noeuds de force qui concentrent en eux toute la puissance de l’orchestration, toute l’énergie de l’oeuvre... Voilà qui est impossible à énumérer, à détailler ou à décrire.
De même est-il tout aussi difficile de résister à la fascination de la plupart des compositions de Francis Méan. Nous aurions cependant tort de nous limiter à son expression picturale. Ainsi que je vous l’ai déjà fait remarquer dans mon précédent article, cet artiste polyvalent est aussi bien graveur, sculpteur, décorateur et installationniste. De plus, il maîtrise la plume et s’exprime sur tous les supports avec la précision d’un écrivain et la sensibilité d’un poète. Il est vrai que je soupçonne sa charmante épouse – à la fois muse, égérie et chef de site Internet – de ne pas être étrangère à toutes ces qualités. Mais à cette enseigne, citez-moi, amis lecteurs, un seul grand artiste qui ait toujours pu se passer d’inspiration féminine ? C’est qu’elles sont d’autant plus efficaces, voire indispensables, ces dames, qu’elles gardent profil bas et restent souvent dans l’anonymat. Et, effectivement, seul l’amateur aussi attentif que perspicace, saura déceler des éléments féminins dans la peinture de Francis Méan.
Contrairement à son expression picturale, où l’humain est absent ou – à une exception près – à peine ébauché, sa sculpture y puise à pleines mains. Asexuées, très stylisées un peu façon Giacometti, mais tout de même moins décharnées et torturées, ses figurines humaines se tiennent, se dressent, s’amusent et se livrent à toutes sortes de mouvements au sommet de socles en pierre ou d’éléments « mobiles » rocheux ou métalliques constituant souvent déjà per se d’authentiques sculptures. Bonshommes clowns, ou marionnettes du destin ? « Mes sculptures évoquent un bout d’humanité grâce à ces petits personnages en proie à d’immenses efforts souvent inutiles, parfois comiques », écrit l’artiste dans l’une de ses brochures. Généralement de petite taille, ces sculptures en bronze, pierre bleue et acier laqué présentent, outre leurs remarquables qualités esthétiques et décoratives, également une charge à la fois symbolique et poétique certaine. Des sonnets en dur ! C’est en effet du pur enchantement qui nous attend ces jours-ci au 108 rue de l’Alzette.
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1) v. mon article dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek du 25.09.2007
2) Galerie d’Art Schortgen, 108 rue de l’Alzette, Esch/Alzette. Exposition Francis Mean, lundi 14-18 h, mardi à vendredi 10-12 + 14-18 h, samedi 10-12,15 + 14-17,30 h, jusqu’au 17 octobre 2009.
Giulio-Enrico Pisani