Carnet d’un retour en Palestine (1)
Le désir de s’y rendre
Ainsi donc, j’étais là, moi, la Palestinienne, la Libyenne de naissance, la canadienne de nationalité. J’attendais le car pour me rendre dans mon pays, la Palestine, en visiteuse.
Mercredi 22 février. La résolution.
Enfin, je visiterai la Palestine. La décision pouvait ressembler à un coup de tête pour les miens et parfois pour moi-même. En vérité, cela fait des lustres que j’y pense, que j’y réfléchis et que j’attends. L’idée a mijoté avec une lenteur extrême, à ce petit feu qui flamboyait au fond de mon âme et dont tantôt l’incandescence me piquait sous l’impulsion de ma belle-mère et tantôt revenait croupir dans un coin où j’ai si peu trébuché.
Pour être tout à fait franche, je dois reconnaître d’abord que je ne voyais pas l’utilité de visiter un pays auquel j’appartiens certes mais que je ne connais pas. Quel changement ce voyage pouvait-il induire pour moi ou pour quelqu’un d’autre ? En deuxième lieu, je redoutais de me trouver face aux Israéliens avec leur population, leur armée, leurs check-points, leurs armes et leur occupation. Troisièmement, j’avais peur de moi-même. Qu’adviendrait-il si mon sentiment venait à changer ? Si je n’éprouvais aucun sentiment d’appartenance à ce pays ? Si je ne l’appréciais pas ? J’avoue que la peur s’est emparée de moi, avec aussi un sentiment de culpabilité. Pourquoi maintenant ? Est-ce l’âge ou la maturité ? Le retour aux racines ? Je crois que j’avais besoin de briser en moi-même la barrière de la peur, d’assumer mon droit au retour ne serait-ce que provisoirement, brièvement. J’ai pris ma décision après avoir rencontré Imène du Fonds de secours aux enfants palestiniens, ce mercredi 22 février 2012. Elle m’a appris qu’un groupe de femmes allait se rendre en Palestine en mars et m’a demandé de me joindre à elles. Oui. Je le désirais. Mais en fin de compte, je m’y suis rendue toute seule. Dommage que je n’aie pas pu les rencontrer en Palestine. J’aurais bien aimé rencontrer ces femmes qui m’avaient l’air très intéressantes, pourtant je suis heureuse d’avoir fait le voyage toute seule.
Je franchirai ce pont
Le point de passage sur le pont du roi Hussein, dit pont Allenby, n’était qu’une salle rectangulaire, un guichet avec de nombreuses fenêtres. Devant l’entrée, il y avait peut-être cinq fonctionnaires du service de l’émigration, les uns debout, les autres assis. Il y avait une couchette pour quatre, où cinq personnes étaient assises à regarder la TV, à nous regarder les regarder. Si je ne m’abuse, c’était l’office du tourisme. A l’angle d’en face, il y avait des chaises disposées en rectangle. Cela faisait penser à une salle d’attente ayant vue sur une cafétéria où on servait des repas légers peu appétissants.
Mon passeport que j’ai présenté au guichet le plus proche est passé d’une main à une autre avec calme, avec professionnalisme. Je l’ai suivi de l’autre côté de la vitre, dans son va-et-vient d’un guichet à l’autre jusqu’à ce que je l’aie perdu de vue. Je me suis informée et j’ai compris que j’avais obtenu l’autorisation de voyager et que mon passeport allait rester aux mains de l’officier jusqu’à ce que je monte dans le car. J’ai réalisé par la suite qu’ils avaient apposé leur tampon sur une fiche et non pas sur mon passeport.
Ainsi donc, j’étais là, moi, la Palestinienne, la Libyenne de naissance, la canadienne de nationalité. J’attendais le car pour me rendre dans mon pays, la Palestine, en visiteuse. J’entrais en Palestine en traversant le pont à partir d’un pays arabe et non pas, par exemple, par l’aéroport de Ben Gourion. Un tampon suffisait pour me dénoncer : je me suis rendue en Israël et cela m’interdisait de revenir dans le pays où je vis. Cela était traité comme une normalisation. Comment donc visiter mon pays et par où m’y rendre ?
Je suis sortie de la salle d’attente, pour attendre à l’air libre. J’étais heureuse d’avoir quelques parents avec moi. Nous avons attendu, très longuement attendu. D’autres personnes attendaient aussi : des Arabes, des Palestiniens, des touristes… avec moi qui étais tout cela à la fois. Le car arrivera dans dix minutes, nous a-t-on dit à maintes reprises.
Le car est arrivé après près de 150 minutes. Je suis montée avec ma valise, mon passeport, ma fiche, les palpitations de mon cœur et mon stress. Et nous voilà partis.
L’autre bord
Il y avait dix personnes à bord du petit car. Je me suis débarrassée de mon stress, car il n’y avait plus rien d’autre dans ma vie que cet instant présent. Maintenant, tout est réel et surréaliste en même temps. Je me suis assise dans le sens inverse de la route. J’ai eu envie de parler à l’homme assis à côté de moi et à celui qui était en face. J’ai voulu leur demander ce à quoi je pouvais m’attendre, mais je ne voulais pas leur préciser que c’était ma première visite : je commençais à éprouver quelque gêne devant cette vérité.
« Si vous voulez vous rendre dans plusieurs villes, ne le leur dites pas », me conseilla l’homme en face de moi. Je me suis assurée qu’il y avait de l’eau sous le pont que nous traversions (il n’y en avait pas auparavant, avant qu’on l’ait vraiment franchi.)
– Est-ce bien cela ? ai-je demandé, « oui » m’a-t-on répondu.
D’autres étaient arrivés avant nous. Ils étaient debout comme une seule masse humaine. Tout un groupe avec ses valises qui s’est peu à peu transformé en file. Nous nous sommes joints à eux lorsqu’on nous a permis de descendre du car.
Il y avait à ma gauche quelques soldats de l’armée israélienne. Pulls en laine bleus, gilets pare-balles et pantalons en treillis. Est-ce la séquence d’un film ? C’était un homme adulte avec un jeune homme et une jeune fille, de vrais adolescents. Leurs mitraillettes pendouillaient de l’épaule jusqu’en bas des genoux. Ils devaient sans doute faire des efforts pour se retenir de tirer.
La masse humaine affluait lentement, chaque fois que les officiers israéliens nous permettaient de traverser la petite barrière par petits groupes. Devant moi, un homme se plaignait de ne pas avoir de bagages du tout, parce qu’il venait pour une seule journée. Pour plaisanter, je lui ai proposé de prendre une de mes valises (je n’avais pas remarqué qu’il y avait des caméras partout et j’avais oublié qu’une telle blague n’était nullement drôle dans des circonstances pareilles). Nous nous sommes approchés d’une guérite où était assis un officier du service d’émigration. Il a examiné mes documents rapidement, mais avec une attention évidente. Nos bagages sont passés à travers le détecteur de métaux, puis nous aussi. J’avais pris au préalable quelques précautions, comme de ne pas mettre de bijoux ni de ceinture et j’avais mis toutes les pièces de monnaie ainsi que mon téléphone portable dans mon sac à main. J’ai vite franchi la première étape. Les valises n’ont pas été fouillées.
Quelques personnes ont été interpellées et leurs valises fouillées. Un fonctionnaire israélien m’a surpris avec un sourire dragueur. Il ne s’est pas imaginé un instant que je pouvais être palestinienne. Je me suis souvenu de passages d’un poème de Mahmoud Darwich : « Il est calme ; moi aussi / Il sirote un thé au citron / Alors que je bois un café / C’est la seule différence entre nous / Il ne me voit pas quand je le regarde en cachette / Je ne le vois pas quand il me regarde en cachette / Je ne lui dis pas : aujourd’hui le ciel est dégagé / Et plus bleu / Il ne me dit pas : aujourd’hui le ciel est dégagé / Je fredonne l’air d’une chanson / Il fredonne l’air d’une chanson semblable / Serait-il un miroir où je me vois ? ai-je pensé / Je cherche ses yeux / Mais je ne le vois pas / Alors je quitte le café en toute hâte / C’est peut-être l’assassin, ai-je pensé ou alors / Un passant qui me prend pour l’assassin / Il a peur ; moi aussi »
Je ne lui ai pas rendu son sourire. J’ai pris mes bagages et me suis dirigée vers le fonctionnaire du service d’émigration.
à suivre
Par Fadwa Qasem, traduction Jalel El Gharbi