Kultur20. März 2021

Stepping out

de Giulio-Enrico Pisani

Madame Gila Paris, directrice de la Cultureinside gallery (1) expose pour la première fois au Luxembourg dans la continuité de son cycle sur l’Art Urbain, sa nouvelle exposition «Stepping out» (sortir) avec une sélection d’oeuvres des artistes Cren (Michel «Cren» Pietsch), qui nous vient de Berlin et Bonne Chance Rapido de Paris. «Stepping out», le terme est lancé: «sortir». O.K., mais sortir d’où? Si tous deux sont en effet issus du graff (2) et inspirés par la culture hip-hop des années 80, aussi bien Cren que Bonne Chance Rapido ont su se démarquer dans un milieu en plein essor et en même temps «step out» donc sortir des sentiers battus.

Je vous avouerai cependant, amis lecteurs, qu’à l’exception de quelques rarissimes imitateurs, peu de monde en emprunte dans le graff, des sentiers battus, ce graff où justement, tous ruent dans les brancards et où les déchaînements d’imagination tous azimuts hors de toute règle sont la règle. Sur des dizaines de graffiteurs et graffeurs dont j’ai vu les créations de plus près, je n’en ai pas trouvés deux ayant l’air d’artistes d’une même école. Il y a parfois identité ou similitude de supports, ainsi que de techniques picturales, certes, mais de style rarement, voire jamais. Pour commencer, découvrons donc celui de

Michel «Cren» Pietsch,

dont nous apprenons que, né en avril 1970 de père allemand et de mère française, il a grandi à Lehrte près d‘Hanovre. Son enfance et son adolescence ont été marquées par des visites régulières auprès de la partie française de sa famille. Ceci fait que, non seulement ses origines familiales, mais aussi ses activités artistiques initiales plongent leurs racines dans le Département du Nord français et en Basse-Saxe, dans le nord de l’Allemagne. C‘est en fait lors de ses voyages l’amenant en France au début des années 80, que Cren a été confronté pour la première fois à la culture hip-hop en découvrant les graffitis le long des rails du chemin de fer. Littéralement (c’est le cas de le dire) ébloui, il a commencé à inventer lui-même des lettres, des écritures, d’abord sur papier, puis sur plein d’autres supports. Et ce seront des sarabandes, des pots-pourris, des enchevêtrements, des ballets fous dont Igor Stravinski eût aimé s’inspirer.

C’est en 1989 qu’il saisit pour la première fois une bombe de couleur. Depuis lors il a peint ses écritures sur quantité de murs dans une quinzaine de pays à travers 3 continents. Les impressions qu’il a accumulées lors de ses fréquents voyages grâce aux contacts et échanges avec les nombreux artistes rencontrés un peu partout, se reflètent, grâce à un processus créatif continu depuis 25 ans, dans l’évolution de ses compositions calligraphiques sur toutes sortes de supports muraux et autres encore.

Il faut avant tout tenir présent, que Cren considère l’écriture comme sa grande passion. «Je conçois le lettrage», nous confie-t-il, «comme un pilier central de la communication et un vecteur d’information essentiel au quotidien. Cependant, dans la vie quotidienne, les lettres sont souvent perçues superficiellement et comme purement fonctionnelles.». L’artiste ne pourrait pas mieux exprimer la philosophie esthétique de ce qu’il désigne par son néologisme «lettrage», division spécialement calligraphique du graff. Il le proclame ainsi comme un art à part entière qui, contrairement aux écritures occidentales basées sur les caractères gréco-latins essentiellement utilitaires, s’approche des cultures orientales et surtout des calligraphies arabo-islamo-persanes, où l’écriture est devenue un art à part entière. Des tableaux de Cren comme «New Breed», «Primary Styles» ou «Unnecessary Roughness» l’illustrent parfaitement.

Bonne Chance Rapido,

le deuxième artiste de l’exposition développe sa créativité à travers un spectre beaucoup plus diversifié, donc, du moins pour l’heure, moins spécialisé que celui de son confrère.  Des oeuvres aussi diverses que «Day III», «L’attente IV», ou «Basquiat», cette dernière – un billet de banque dédié à la mémoire du célèbre peintre américain – en témoignent.  Et justement, à propos de ce billet, d’autres s’y joignent dans la galerie, ainsi que d’autres encore, loin d’ici, sur des murs et ailleurs, famille d’un nouveau genre, où l’on retrouve les Kaws, Obey, Den End, Lady K, Ernesto Novo, ou Lusky, créateurs de billets de banque sans prix. (3) 

Voilà qui me rappelle ceux de notre Filip Markiewicz «national», gigantesques ceux-là, exposés jadis au Casino Luxembourg-Forum d'art contemporain.  Mais ne nous écartons pas du sujet et revenons à l’expo chez Cultureinside, ainsi qu’à Bonne Chance Rapido.

Étrange nom, ou plutôt pseudonyme, n’est-ce pas?   Eh bien, on se pose la question; donc le but est atteint: on en parle, on le retient.  L’artiste s’en explique sur son blog: «Je souhaite BONNE CHANCE!!!  à la personne qui va récupérer le ticket Rapido (4) sur lequel j’ai dessiné avant de le remettre dans le présentoir.  Le futur joueur peut encore l’utiliser puisque le dessin est fait au verso...».  C’est dire jusqu’où et depuis où peut souffler le vent de l’art.  Là, Paris n’est en général pas bien loin; Paris où l’artiste nait en 1973 et commence sa carrière comme graffeur. D’abord influencé par la culture hip-hop des années 1990, son travail s’oriente par la suite vers le dessin au stylo Bic et la peinture sur toile, deux techniques qu’il nous donne à voir aujourd’hui.  Mais celles-ci et particulièrement celles des peintures sur toile ne se laissent pas définir si simplement.

Aussi, la galerie nous apprend qu’après s’être mis en 2017 à la peinture sur toile, Bonne Chance Rapido n’hésite pas à y mêler différents produits en associant acrylique ou huile et bombe aérosol dans un rendu le plus souvent figuratif réaliste. Ses personnages charismatiques évoquent tantôt un Humphrey Bogart lascif, la cigarette à la main, tantôt à des jeunes issus de la culture hype et underground d’aujourd’hui. D’autres travaux, comme «L’attente III» rappellent le style épuré d’un Edward Hopper. Cependant il n’oublie jamais d’inclure dans ses tableaux un élément plus essentiel qu’il n’y paraît au premier abord: un petit personnage blanc suspendu au bout d’un fil... Cette figurine n’est autre qu’un symbole du temps qui passe, d’une vanité (5), c'est-à-dire une allégorie nous rappelant que la vie ne tient souvent qu’à un fil.

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1) Cultureinside gallery, 8 rue Notre-Dame, coin rue des Capucins, Luxembourg centre (tel. 2620.0960) jusqu’au 10 avril, ouvert du mardi au  vendredi, de 12 à 18 h, et le samedi, de 11 à 17h30.

2) Inscription calligraphiée faite à la peinture aérosol, réalisée en grand nombre, appartenant au genre du graffiti. Ne pas confondre avec le street art en général. (Wikipedia)

3) Aujourd’hui en France, Loisirs, Emeline Collet : «Du street art sur des billets de banque»

4) Rapido était un jeu de hasard de la «Française des jeux» disponible jusqu'en mai 2013 dans des cafés et des bars de France; remplacé aujourd’hui par le jeu Amigo.

5) Représentée par un crâne traînant quelque part dans maints tableaux anciens.