Tugan Sokhiev, chef d'orchestre musagète
Un fascinant intercesseur entre les Muses de la modernité russe et l'élégante souplesse des Wiener Philharmoniker
Ce n'est pas spécialement dans le grand répertoire russe du siècle passé, dans la redoutable horlogerie musicale de Prokofiev ou dans l'incisif visionnaire de Stravinsky qu'on attendrait la légendaire formation viennoise! Raison suffisante pour tendre une oreille d'autant plus attentive à un orchestre assis sur une tradition à la fois inébranlable et turbulente, ce qui ne l'a pas empêché d'assimiler dans ses gènes d'incontournables aggiornamentos, tout en restant intraitable sur le plan de l'excellence factuelle et de l'exigence artistique.
Pour affronter la féroce beauté du 3ème Concerto avec piano de Prokofiev, ils amenaient dans leurs bagages un jeune loup du clavier, une «rising star» qui, parmi les inévitables distinctions que se doivent de récolter les étoiles montantes, pouvait aussi compter sur le crédit déjà engrangé auprès de notre Philharmonie: Lukas Sternath, prêt à en découdre avec un orchestre dont les effectifs étoffés (étagés sur cinq contrebasses) accusaient la détermination symphonique plutôt que la décence concertante.
La douceur populaire introductive cède brusquement le pas à une décapante violence percussive que, la crinière au vent comme pour ressusciter une vision «romantique» contre laquelle Prokofiev s'est toujours dressé, le pianiste intègre (bien plus qu'il ne l'oppose) dans l'engagement physique d'un orchestre qui n'entend pas se reléguer au second plan.
Dans les variations du mouvement central, Lukas Sternath révèle le «poète des touches blanches» qui l'habite, la précision piquante autant que le libre improvisateur qui se rapproche du ballet mais aussi l'Ange de Feu qui, démoniaque, fait gronder les basses de manière inquiétante. Il n'est pas sûr que l'ampleur générale de la texture musicale déployée ici soit celle du compositeur qui préconisait un jeu tout droit, d'une impeccable rigueur technique. Mais, moins hagard et doté du confort à tous les étages, sans pour autant faire les frais ni du rebond ni de la malicieuse malléabilité, cette lecture viennoise emportait tout sur son passage.
C'est sans doute dans les tableaux burlesques de Petrouchka (Igor Stravinsky) que Tugan Sokhiev renouait le plus pleinement avec l'art de la légèreté qui le caractérise, avec son habileté manuelle à dessiner la musique dans un souci de faire éclore l'essence intérieure de la partition. Une approche éminemment visuelle en somme, destinée à faire correspondre à la matière sonore (forcément abstraite) une implication physique qui ajoute à la fonction du chef d'orchestre celle du régisseur de marionnettes d'une bien triste comédie humaine, qu'il fait évoluer instrumentalement et narrativement, déambuler sur une scène dont les pupitres orchestraux dressent l'espace, qu'en parfait démiurge il remplit de vie dans une histoire d'autant plus touchante que les aspirations déçues et les malheurs vécus par ces pantins concentrent davantage la destinée humaine que ne le ferait leur représentation directe.
Deux interrogations s'imposent cependant: est-ce que ce »pauvre» Petrouchka, voué à un amour frustré, à un amour qui va finalement le mener à la mort, est-ce que ce anti-héros supporte un traitement aussi fastueux, aussi somptueux, aussi «haut de gamme»? Par ailleurs et bien paradoxalement, l'incommensurable gourmandise de Tugan Sokhiev de suggérer, au-delà du théâtre musical, une trame humaine, n'en faisait sentir que plus fortement l'absence de ce pour quoi cette oeuvre orchestrale fut écrite, à savoir la condensation dansée sur scène où doit se cristalliser tout le fantasque qui agite la vie humaine.
Pierre Gerges