Tunisie, l’année de tous les dangers (1)
Deux assassinats de trop…
Le peuple tunisien est dans sa grande majorité un peuple sage, guère porté aux extrêmes, aimant la danse, la chanson, la convivialité rieuse, le plaisirs simples et la culture, ainsi que la poésie et la liberté. Toutes ces qualités sont incarnées dans la poésie d’Abou el Kacem Chebbi qu’il considère comme son poète national, qualités si bellement exprimées dans son poème « Mon semblable ». (1) Avec le niveau d’instruction le plus élevé d’Afrique du nord, la plupart des Tunisiens sont hostiles au fanatisme et à l’enfermement de l’individu dans la rigueur religieuse prêchée par les tenants d’un islam déshumanisé. Mais c’est aussi un peuple qui sait faire preuve de modération et de patience, de beaucoup de patience... jusqu’au jour... où ça casse. La question est à présent de savoir – difficile à apprécier pour un observateur étranger, en dépit de toute l’empathie ressentie – si le point de non retour est atteint. Les Tunisiens devront-ils entamer une nouvelle rébellion, vu l’échec de la précédente, pourtant proclamée urbi et orbi mère du printemps arabe ? Et cela à cause de la monopolisation du pouvoir de ces islamistes libérés (la gratitude du serpent) de leurs prisons ou de leur exil par elle, c’est-à-dire par une jeunesse moderne, ouverte, laïque, sans qu’ils n’y soient pour quelque chose ?
Est-ce donc la lutte finale ? Bien sûr que non ; ce n’est pas si simple, car l’histoire ne considère jamais rien comme étant définitivement acquis et quelque chose d’aussi mal défini et manipulable que la démocratie moins que n’importe quoi. Cette rébellion du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, qui a mis fin à 27 ans de dictature (2) de Ben Ali a été, en effet, confisquée par le parti Nahdha, qui a réussi à réunir plus d’un tiers des suffrages lors des première élections libres du pays, grâce un lavage de cerveau islamiste en règle des classes populaires, notamment par des prédicateurs professionnels. Mais ayant déjà suffisamment décrit et commenté dans nos colonnes ces évènements et leurs conséquences désastreuses pour la Tunisie et tout aussi pernicieuses pour le Maghreb et le Proche-orient en général, je n’y reviendrai pas en détail. (3)
Qu’il suffise de rappeler ici, que les innombrables impairs de la Troika (4) – gouvernement provisoire tripartite – dominée par Nahdha, d’ailleurs illégitime depuis le 23 octobre 2012 suite à sa reconduction arbitrairement autoproclamée, ont mis la patience des Tunisiens à rude épreuve. À quoi s’ajoute sa responsabilité dans la pénétration de prêcheurs radicaux du Golfe et d’ailleurs, dans les nombreuses victimes de poursuites pénales arbitraires et d’emprisonnements illégitimes, dans un bilan économique plus que désastreux et dans la promotion du radicalisme islamique et de la charia. Certes, Nahdha a dû mettre depuis, à son corps défendant, un peu d’eau dans son vin ; mais il n’en est rien des groupes salafistes, dont l’alliance lui a été précieuse lors des élections et qui, partiellement téléguidés en sous-main par certains de ses notables ultras, continuent a terroriser la population. Idem pour les services secrets qui sont, soit aux ordres de ses factions les plus extrémistes et en désaccord avec les compromis de la Troika, ou qui, comme on l’a déjà vu partout ailleurs, mènent leurs propres manoeuvres sans scrupules en marge de la politique officielle parlementaire ou gouvernementale, voire contre celle-ci. Notez que cette dernière alternative n’excuse nullement l’établissement politique qui, même s’il n’encourage pas toujours tacitement ces menées, est gravement coupable de fermer les yeux et, par conséquent, de complicité passive et de négligence grave.
Les deux dernières victimes de ce qui constitue selon toute évidence un combat d’arrière-garde des nahdhaouis et de leurs séides ou agents secrets sont, à six mois d’intervalle à peine, deux des principaux politiciens laïcs susceptibles de fédérer une opposition divisée et dont l’unification signifierait la fin du pouvoir de Nahdha. Bref résumé des faits : Mohamed Brahmi, député de l’ANC très critique envers les islamistes d’Ennahda au pouvoir (5), a été abattu jeudi 25 juillet 2013 d’une rafale de 11 ou 14 balles par deux hommes à moto devant chez lui, dans le quartier résidentiel d’El-Ghazala à Tunis. Ses obsèques ont eu lieu samedi 27 juillet dans le cimetière du Djellaz, où il repose désormais près de Chokri Belaïd, autre militant laïque assassiné le 6 février 2013 dans des conditions similaires. Selon les autorités tunisiennes, qui mettent en cause les salafistes (donc les exécutants, non les commanditaires), la même arme a été utilisée pour tuer les deux hommes politiques. (6) Concernant les auteurs de l’attentat contre Chokri Belaïd, le journaliste Zied El Heni, lui-même menacé de mort, assure sur Nessma-TV à la mi-février 2013, sur la foi de renseignements provenant d’une source liée aux forces de sécurité tunisiennes, qu’il connaît au moins l’un des commanditaires de l’assassinat. Il cite nommément Mehdi Zouari, directeur général des renseignements généraux, nommé à ce poste par Habib Ellouze, l’un des dirigeants de Nahdha. Ainsi, Zouari aurait-il recruté « une vingtaine de jeunes qui ne figurent nulle part sur les bases de données du ministère de l’Intérieur (...) et qui suivent un entraînement quotidien en arts martiaux et en tir ». (7)
Le 26 février, le ministre de l’Intérieur annonce que le meurtrier présumé de Chokri Belaïd est identifié (mais a disparu, bien sûr), alors que quatre complices, appartenant à un groupe religieux radical, sont arrêtés. Trois jours plus tôt, Amine Gasmi et Yasser Mouelhi ont été interpellés et ont livré les noms d’Ali Harzi, Abou Qatada, Ahmed Rouissi, Marouane Ben Haj Salah, Mohamed Ali Damak et Kamel Gadhgadhi, identifié comme le tueur, qui tous évoluent dans la nébuleuse salafiste. Plusieurs d’entre eux sont encore en fuite. (8) Par ailleurs, Zied El Heni, membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens et journaliste au quotidien Essahafa al Youm, indique que des photos de journalistes, de militants de gauche et même de membres de la société civile circuleraient sur les réseaux sociaux tunisiens comme cibles à éliminer. Et Chokri Belaïd y figurait effectivement avant son assassinat. Mais parmi ces cibles figurent aussi Zied El Heni lui-même, Ahmed Néjib Chebbi (personnalité du Parti républicain), Taoufik Ben Brik (journaliste et écrivain), Habib Kazdaghli (doyen de la faculté des lettres de La Manouba) (9), Nabil Karoui (patron de Nessma-TV), Sami Fehri (directeur d’Ettounsiya TV), Olfa Riahi (blogueuse ayant révélé une affaire de corruption touchant Rafik Abdessalem), ainsi que Houcine Abassi, secrétaire général de l’UGTT (10), menacé de mort début février 2013 au cas où l’organisation syndicale appellerait à la grève générale suite au meurtre de Chokri Belaïd. (11)
Nous examinerons dans la deuxième partie de cet article certaines conséquences de ces agissements, ainsi que la dernière grosse bourde de la présidence qui, si elle ne compromet pas directement le parti Nahdha, décrédibilise complètement le chef d’état Moncef Marzouki et délégitime un peu plus, si besoin était, un pouvoir présidentiel fantôme. Dans la troisième partie, ce sera la femme tunisienne, qui était fêtée mardi 13 août, qui sera à l’honneur et dont le rôle dans la suite des évènements est essentiel.
(à suivre)
Giulio-Enrico Pisani
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1) Lire dans l’encadré.
2) Depuis son coup d’état du 7.11.1987, où sur la foi d’un rapport médical signé par sept médecins attestant de l’incapacité du président Bourguiba d’assumer ses fonctions, Ben Ali fait jouer l’article 57 de la constitution et le dépose pour sénilité.
3) Seul quotidien luxembourgeois à informer ses lecteurs là où les autres médias ne savent pas sur quel pied danser, la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek a publié nombre de mes articles sur ce sujet, qui être consultés dans les archives (Rédaction ou Internet) du journal.
4) Coalition rassemblant les trois partis représentés à l’ANC (assemblée constituante tunisienne), mais largement dominée par Nahdha.
5) Ennahda, Ennahdha ou Nahdha, les différentes dénominations sont employés.
6) Source : Encyclopédie Wikipedia (mise à jour en permanence) & site La Pluma.net de l’Agence APP (Agencia de los Pueblos en Pie), réseau de presse non alignée.
7) Wikipedia – actu. (mise à jour en permanence).
8) Wikipedia – actu. (mise à jour en permanence).
9) ... et confrère de notre correspondant, le professeur Jalel El Gharbi. Lire à ce sujet mes articles sub, www.zlv.lu/spip/spip.php?article7548 et www.zlv.lu/spip/spip.php?article7728
10) Union Générale des Travailleurs Tunisiens (principale organisation syndicale tunisienne)
11) Wikipedia – actu. (mise à jour en permanence).
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Chebbi (1909 – 1934) : Mon semblable
Tu es né pour être libre telle l’ombre du zéphyr
Libre telle la lumière du jour dans le ciel
Pour fredonner tel un oiseau où que tu ailles
Pour déclamer ce que le Ciel t’a inspiré
Pour jouer parmi les roses du matin
Pour jouir de la lumière où que tu la voies
Pour marcher, comme tu l’entends, dans les prairies
Et pour cueillir des fleurs sur les coteaux fleuris
Dieu t’a conçu ainsi ô enfant de l’existence
Ainsi la vie t’a jeté dans cet univers
Pourquoi acceptes-tu donc l’avilissement des chaînes
Pourquoi plies-tu l’échine devant ceux qui t’ont enchaîné ?
Pourquoi étouffes-tu le puissant cri de la vie
Quand l’écho en résonne ?
Pourquoi fermes-tu tes lumineuses paupières devant l’aube
Alors que sa lumière est si douce ?
Pourquoi te contentes-tu de vivre dans les cavernes
Où sont donc tes hymnes et tes élans ?
Craindrais-tu le bel hymne du ciel ?
Redouterais-tu la lumière du ciel en plein jour ?
Allons lève-toi et marche vers la vie
Car la vie n’attend pas quiconque s’endort
Ne crains pas ce qu’il y a par delà les collines
Il n’y a rien que le jour encore grandissant
Rien que le jeune printemps de l’existence
Brodant de fleurs son ample pèlerine
Rien que les belles senteurs des fleurs
Et les rayons miroitant à la surface de l’eau
Et rien que les pigeons des prairies
Roucoulant dans l’élan de leur chant
A la lumière ! car la lumière est douce et belle
A la lumière ! car la lumière est l’ombre du Ciel
Traduction de Jalel El Gharbi