Isabelle Federkeil des deux côtés du miroir
Tandis qu’à la Galerie Clairefontaine on continue à exposer dans l’espace 1, place Clairefontaine, du déjà vu et revu qui, sans prendre trop de poussière, joue néanmoins les prolongations, la vie et l’actualité continuent à avancer et à vibrer dans l’espace 2, rue du Saint Esprit. (1) Marita Ruiter, la galeriste, nous y propose en effet deux expositions bien distinctes d’une même artiste. Au rez-de-chaussée, une première exposition voit Isabelle Federkeil, Auma Obama, mais surtout 16 jeunes filles parrainées par un projet CARE (2) à Nairobi répondre à la sempiternelle question « who am I ? », « qui suis-je », par le texte et l’image. La seconde exposition qui commence au fond de la salle du rez-de-chaussée et occupe tout le 1er étage est pour sa part entièrement constituée d’étonnants autoportraits kaléidoscopiques ou partiels d’Isabelle Federkeil et s’intitule « Self » (3) (même).
Mais commençons par faire la connaissance de cette artiste très originale et pour le moins cosmopolite qu’est Isabelle Federkeil. Née en 1958 à Freisen (Sarre), elle passe son bac à Kusel (Rheinland-Pfalz) en 1977 et étudie la peinture à l’Académie des Beaux-arts de Munich jusqu’en 1979. Après un apprentissage de 3 ans en sculpture sur pierre, elle s’établit en 1982 comme artiste peintre et sculptrice indépendante à Freisen. Dès lors, les stages, bourses, postes d’enseignement, voyages d’études et de travail se suivent et s’enchaînent frénétiquement à travers tout l’hémisphère nord. C’est le « Centro International de Escultura » à Lisbonne, l’École technique d’architecture de Sarrebruck, les séjours réguliers au « Bateau Lavoir » à Paris ; c’est Hongkong, Macao et la Chine méridionale. C’est de nouveau Paris, puis Hammamet en Tunisie et de nouveau un poste d’enseignement à Sarrebruck. Suivent l’est et le sud des Etats-Unis, Nabeul en Tunisie, Olevano Romano près de Rome, puis Salzbourg dans le fameux « Künstlerhaus ». Ajoutez à cela plus d’une cinquantaine d’expositions depuis 1986 un peu partout en Europe et vous saurez ce que c’est d’être un forçat des arts plastiques ! Elle habite à Berlin depuis 2002, mais cela m’étonnerait beaucoup qu’on ait la chance de l’y rencontrer souvent.
Les 16 visages de jeunes filles âgées de 12 et 14 ans qu’elle a peints à l’acrylique sur toile, qui nous attendent au rez-de-chaussée (où est donc passée la 17ème, dont parle la brochure de l’expo ?) expriment toute une palette des modestes espoirs auxquels tous les enfants du monde devraient avoir droit. Mais s’agit-il bien de réalité ou de l’envers du miroir ? Espoirs réalistes ou fallacieux ? Les unes sourient, parfois tristement, les autres semblent davantage nous questionner, nous, que de se poser la question « Qui suis-je ? » ; certaines semblent rêvasser, d’autres encore paraissent pleines d’ambition. Pricila, elle, aimerait devenir avocate ; elle se veut une gagnante, lorsque Mariam se dit être lune, éclairant partout, mais aussi chat attrapant les rats et footballeuse très douée... Le football – ascenseur social ou vecteur de promesses fallacieuses ? – au coeur de ce projet de CARE, semble en effet jouer un rôle prépondérant parmi ces jeunes filles.
Chez au moins l’une des jeunes filles la médecine des « bons » bwanas ne semble toutefois pas avoir fait trop de dégâts. Elle s’appelle Anna et se résume en effet elle-même avec toute la poésie incontaminée de l’Afrique subsaharienne : « I am hair / I am lion/ I am monkey » (Je suis cheveu, je suis lion, je suis singe). On croirait lire le grand écrivain malien Amadou Hampâté Bâ et son « L’homme, c’est l’univers en miniature ». L’expression sereine et rêveuse d’Anna nous interpelle l’air de dire : « Cessez de nous pousser à être autres de ce que nous sommes ! », sorte de « Mir wëlle bleiwe wat mir sinn » (4) camerounais. Très minoritaire tout de même, car les « valeurs » occidentales de CARE semblent avoir utilement joint le culturel au solidaire et pris avantageusement la relève des bondieuseries prêchées naguère par les missionnaires d’Afrique. Pas partout, bien sûr ; mais la jolie Grâce a été récemment assez endoctrinée pour croire qu’elle est la Grâce de Dieu personnifiée et affirmer qu’elle aime son Dieu. Triste rémanence. Mais, dans son ensemble, Isabelle Federkeil nous présente une magistrale galerie de caractères et une peinture dense, chaude, profondément sentie, humaine et émouvante !
Dans l’expo « Self », que nous découvrons au fond de la 1ère salle, puis au premier étage, Isabelle Federkeil revient de son côté du miroir pour en repartir aussitôt, y voyager, s’y réfléchir, s’y projeter, s’y fragmenter, s’y exploser même, de façon kaléidoscopique, dédoublée ou singularisée. Le sujet des 24 tableaux de cette série est presque toujours constitué par l’artiste elle-même. Ces autoportraits fragmentaires qu’elle peint sur toile nous interpellent comme autant de questionnements, d’analyses de son corps, partie par partie, pièce par pièce d’un puzzle humain, parfois en solo, ailleurs dédoublées ou quadruplées. Ici et là des éléments de décor lui servent de contrepoint, suggèrent qu’elle n’est pas seule. C’est pourtant son tableau « Auge » (oeil), peut-être l’oeuvre la moins caractéristique de l’exposition, qui est mon préféré.
À l’exception de cette splendide toile, donc « Auge », il m’est effectivement impossible, historiquement et esthétiquement parlant, de situer « Self » autrement que parmi les curiosa de l’art pictural. Je la vois un peu comme une tentative vaguement surréaliste d’introspection et d’originalité poussée à l’extrême, capable d’intriguer, de questionner mais non vraiment d’enchanter comme eussent pu le faire d’autres travaux de l’artiste qu’elle n’expose pas aujourd’hui. Je pense à de splendides oeuvres comme « Für Paul verbiege ich mich nicht » ou « Körperlandschaft » et bien d’autres que l’on peut visiter sur son site www.isabelle-federkeil.de/. Il est néanmoins évident que pour l’heure une visite à l’espace 2 de la Galerie Clairefontaine s’impose à qui veut apprendre à connaître cette remarquable artiste moins apte à fidéliser son public qu’à le surprendre... souvent agréablement, est-il vrai
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1) Les expositions « Who am I » et « Self » d’Isabelle Federkeil peuvent être visitées jusqu’au 27 juillet dans l’espace 2 de la galerie, 21 rue du St-Esprit, à deux pas de la place Clairefontaine, de mardi à vendredi de 14,30 à 18,30 h et samedi de 10 à 12 et de 14 à 17 h.
2) Très importante ONG humanitaire.
3) Ici, dans le sens de moi-même (le titre aurait pu donc être ici « myself »)
4) Nous voulons rester ce que nous sommes, la devise nationale luxembourgeoise.
Giulio-Enrico Pisani